Évoquer la dictature de Salazar dans une BD résonne avec la situation politique européenne d’aujourd’hui. Retour Sur un air de Fado avec Nicolas Barral pour un album qui remporte un légitime succès.
Il a la crève. La vraie, celle qui vous fait venir en interview avec l’écharpe et la casquette, dont on peut imaginer cependant qu’elle est souvent présente. La pluie battante à l’extérieur a rafraîchi les ardeurs, mais pas le plaisir d’une rencontre avec un auteur qui, pour la première fois de sa longue carrière, a écrit et dessiné, seul, un album remarquable dont Unidivers vous avait vanté, lors de sa parution en janvier, les immenses qualités : Sur un air de Fado.
Pluie malouine, mais soleil et chaleur lisboète puisque c’est de Portugal dont nous allons parler, de Lisbonne et de la dictature de Salazar, sujet de cet album, qui raconte la vie d’un médecin hésitant, renonçant à lutter contre le régime autoritaire. Une BD sur l’engagement. Ou pas. De cela, Nicolas Barral en parle avec justesse, lui qui, avec la soixantaine, a atteint l’âge de la sagesse et voit la politique différemment. Il va donc être question de zone grise, de hasard, de circonstances. Entre deux toussotements, Nicolas Barral nous dit ses sentiments les plus forts et les plus sincères. Propos passionnants et d’actualité.
Unidivers : Onze mois après sa parution l’album retrouve une seconde vie ?
Nicolas Barral : C’est un album qui a été touché de plein fouet par la pandémie mais positivement. Lors de sa sortie les librairies sont devenues commerces essentiels et les lecteurs se sont rués vers elles. J’ai profité de cet élan et des possibilités nouvelles des dédicaces pour me rendre sur place. Je n’ai pas boudé mon plaisir lors de ces très nombreuses rencontres.
U : L’origine de votre BD c’est le roman de Antonio Tabucchi Pereira prétend, une adaptation BD qu’avait faite quelques mois avant Pierre-Henry Gomont.
Nicolas Barral : Je n’ai pas lu cette adaptation. Toujours pas aujourd’hui pour ne pas me faire influencer. C’est ma femme, d’origine portugaise, qui m’avait fait découvrir au début des années 2000 le roman. Sa lecture fut un choc. En France on venait d’avoir un deuxième tour Chirac-Le Pen. Je suis alors très inquiet et je me dis qu’il faut que je parle de cela, que je ravive les mémoires sur les régimes dictatoriaux. Je me dois au peuple portugais de faire en sorte que la France ne tombe pas dans un tel régime.
U : Vous ne choisissez pas une adaptation fidèle du roman, mais retenez le principe d’un personnage hésitant.
Nicolas Barral : La dimension littéraire du livre de Tabucchi m’impressionnait et me faisait peur. Je ne me voyais pas utiliser une voix off. J’ai donc retenu uniquement la thématique de l’engagement et la question essentielle : qu’aurais-je fait à cette époque ? Aurais je été un héros ou la réalité est elle plus compliquée que cela ? Même si on voit dans l’album de quel côté je penche, je voulais faire sentir aux lecteurs cette problématique. Quand on met le doigt dans un régime populiste, et en ce moment les tentations sont grandes, des choses difficiles à renverser ensuite, se mettent en place. La question de l’engagement se pose alors avec acuité et j’aurais peur de découvrir que je puisse être un lâche. Je n’en sais rien, peut être que je me surprendrais positivement, mais je ne peux en être certain. Mon histoire est donc un appel à se ressaisir. En tout cas à bien mesurer les risques et les douleurs que ce genre de bascule politique peut créer.
U : Vous créez donc votre propre histoire ?
Nicolas Barral : Assez rapidement j’avais l’intrigue, un personnage assez indécis, l’évocation de la fraternité entre deux frangins, une mise en exergue de l’intime. Par contre j’étais un peu court en données historiques. Je manquais d’anecdotes et de précisions sur le régime Salazar et ne voulais pas dire n’importe quoi. J’ai donc pris le temps pour que ma fiction se déroule dans un cadre documenté.
U : Vous mettez l’engagement, ou le non engagement au coeur de votre BD.
Nicolas Barral : Ce que je peux dire c’est que ce sont les circonstances qui peuvent faire de vous un héros. On ne décrète pas que l’on est un héros. Il peut se produire un évènement, extérieur à vous, qui vous oblige à prendre des décisions et c’est alors que l’on découvre qui l’on est vraiment. En bien ou en mal. Mais ce n’est pas simple. Faut il condamner les gens qui ne deviennent pas des héros ? Je ne sais pas. Quand on est père de famille, qu’il faut faire bouillir la marmite, on a pour le moins des circonstances atténuantes même si cela ne peut servir d’excuses.
U : « II faudra un jour étudier l’influence des hormones sur l’action révolutionnaire », « Es-tu avec nous ? Je suis avec toi » écrivez-vous.
Nicolas Barral : Mon personnage a effectivement un premier point de bascule. C’est lorsqu’il tombe amoureux dans les années cinquante. Il s’engage alors à fond alors qu’il n’est pas foncièrement. convaincu. Il est de droite, d’une famille réactionnaire. Cela pèse aussi, votre éducation, votre milieu social. Quand on a un héritage comme celui là, passer à l’action c’est renier son éducation, renier tout ce qui vous a construit. On se balade tous avec des valises et au moment d’agir il faut pouvoir lâcher ces valises. Le coup de foudre peut aider à cet abandon et être un accélérateur.
U : Ce qui est remarquable c’est que votre BD n’est pas manichéenne. Pas de blanc et noir mais plutôt une zone grise ?
Nicolas Barral : Effectivement car ce type de régime dictatorial déverrouille des bas instincts. Le personnel qui composait la police politique était majoritairement des individus analphabètes ou peu cultivés qui tenaient leur revanche. Des Lacombe Lucien en quelque sorte. C’est là où l’on peut avoir peur aujourd’hui. La république portugaise tombe en 1926 sur le thème de la conspiration des élites. C’est toujours la même histoire qui se renouvelle en permanence. La tentation du bouc émissaire est à la base de tous les basculements. Il y’a des démagogues qui savent parfaitement ce qu’ils font mais il y a aussi des électeurs qui ne se rendent pas compte des dangers de leurs choix. J’ai même en dédicace des lecteurs qui me disent en aparté ; « Salazar là c’est Macron en fait? C’est bien cela ? ». Je suis abasourdi. On a envie de se faire peur et la liberté a toujours nécessairement des limites. En démocratie elle est bornée par des représentants élus. C’est quand même un véritable garde-fou aussi imparfait soit-il.
U : On emploie aujourd’hui le mot dictature à tort et à travers ?
Nicolas Barral : Je dis à ceux qui l’emploient que du temps de Salazar on ne pourrait avoir cette discussion. À la sortie d’un café vous pouviez être arrêté si vous vous confiez à un barman qui était un informateur. J’ai recueilli des centaines de témoignages en ce sens.
U : La BD a-t-elle été traduite au Portugal ?
Nicolas Barral : Oui. Cela m’importait beaucoup. C’est un succès à l’échelle du pays. J’ai donner là bas une petite conférence et à cette occasion une lectrice m’a déclaré : « Si vous ne m’aviez pas dit que vous étiez français j’aurais pensé que vous étiez portugais ». C’est le plus bel hommage possible qui soit rendu à mon travail. Cela signifie que j’ai réussi à retranscrire l’époque.
U : Votre BD est aussi une balade dans Lisbonne ?
Nicolas Barral : La ville a pour moi un aspect fantasmagorique. Proche de l’Afrique, elle procure un vrai dépaysement, j’y perds mes repères. Mon histoire doit beaucoup à cet environnement.
U : C’est votre premier album solo ? Pourquoi si tardivement dans votre carrière ?
Nicolas Barral : Cela a été une grande libération. Quand je travaille avec des scénaristes je me mets à leur service et au service de leur histoire. Ce faisant je me mets de côté. Parfois je fais des propositions et je me fais éconduire. Au fil du temps j’ai accumulé en fait beaucoup de frustrations qui dissimulaient ma personnalité profonde. Tardi un jour m’a dit : « pourquoi t’effacer ainsi ? Comment sais tu que tes propositions sont moins bonnes que celles du scénariste »?
U : Là vous avez pris votre liberté ?
Nicolas Barral : Ah oui ! (sourire). Je n’ai pas d’ailleurs dessiné de la même manière. Quand on est scénariste on peut être à l’écoute de son dessin. Si le dessin dit quelque chose je peux modifier le scénario. Avec un scénariste, si le dessin ouvre des perspectives intéressantes, on est obligé de rebrousser chemin pour reprendre le fil de l’histoire qui vous est donné. Là j’ai pu lâcher les chevaux.
U : C’est tard dans votre carrière ?
Nicolas Barral : Quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts à Angoulême un professeur à qui j’avais demandé des conseils de livres pour un scénario m’avait dit ; « Je peux t‘en conseiller, mais n’as-tu pas d’abord intérêt à vivre ? ». Je ne pense pas que j’aurais pu écrire ce scénario à 22 ans. Le livre a gagné au fait que je ne l’ai pas écrit à 35 ans. J’aurais été plus dans l’engagement, le parti pris. Ma pensée politique a évolué. Les zones grises que vous évoquiez elles n’existent pas quand vous êtes jeune.
U : Fernando a participé ou non à la révolution des œillets ?
Nicolas Barral : Vous le saurez au prochain épisode (rires). En fait j’ai commencé à prendre des notes pour une suite qui n’était pas prévue. J’ai des bases. Entretemps je vais faire un autre album en solo qui se passera au Portugal dans les années trente.
U: Seul ?
Nicolas Barral : Ah oui ! J’ai envie. J’ai touché l’extra ball ! Je vais la jouer à fond. Je vais voir si je suis un scénariste de métier. Cela ne signifie que je n’ai pas peur. Je suis seul et attendu désormais. J’ai un âge respectable et à un moment il faut être adulte !
Propos recueillis à St Malo au Festival Quai des Bulles à Saint-Malo.