Avec la rubrique psychédélice, Unidivers.fr part à la rencontre de personnalités qui nous interrogent, voire nous inspirent… Nous pénétrons la cuisine de leur âme tandis qu’ils nous narrent un événement de leur vie en relation avec la… chère : boisson, légume, viande, fruit, plat, repas, saveur, odeur… Nos invités partagent un moment de leur intimité avant d’illustrer l’impact du souvenir par une image ou une musique.
Aujourd’hui, Unidivers accueille Olivier Baussan, un amoureux de la nature, de la poésie et un militant écologiste passionné par la Provence et ses senteurs. A la fin des années 1970, il crée L’Occitane dont il revend la majorité des parts 15 ans plus tard. En 2008, il inaugure le premier magasin parisien Première Pression Provence, marque sous laquelle il commercialise des produits du terroir provençal.
« Lorsque j’étais enfant, mes parents avaient une ferme et des oliviers. Après la récolte des olives, mon père les apportait au moulin. Le même que Jean Giono ! C’était très important pour mon père, car il adorait ce dernier. Aller porter les olives dans le même moulin, ça conférait un côté symbolique très fort pour lui. Un véritable événement tous les ans. Je peux même dire le nom du moulin : Monessargue à Lurs. Le moulinier s’appelait Julien Masse. Lorsque l’on récupérait l’huile, ma mère préparait avec l’huile nouvelle l’aïoli qui accompagnait la morue dessalée. En Provence, on n’avait pas de poisson frais, alors le vendredi on mangeait de la morue séchée. Pour moi, c’était un événement exceptionnel de goûter l’aïoli avec cette huile nouvelle. J’avais moins de dix ans et je savais que pour mon père c’était aussi très important.
15 ans plus tard et mon père décédé, j’ai décidé d’emmener des amis visiter le moulin. C’était toujours le même moulinier : Julien Masse. Et là, le souvenir était tellement fort que je me suis pris de passion… pour le moulinier. Je désirais que cette mémoire se garde. Que je puisse, moi aussi, la transmettre à mes enfants. Mais je ne pouvais pas le faire moi-même. Alors j’ai fait appel à un artiste-photographe pour qu’il enregistre avec une sensibilité artistique ce lieu et cet homme. De cette mémoire qui émergeait m’est venue une idée.
Recette de l’aïoli Malaxer l’ail dans un mortier avec le jaune d’œuf. Intégrer doucement l’huile d’olive jusqu’à former une pâte. Accompagnement : de la morue séchée préalablement dessalée pendant deux jours à l’eau froide et cuite à la vapeur ainsi que des légumes (carottes, pommes de terre, navet, choux fleur) cuits à l’eau ou à la vapeur. |
Après tout, l’arbre, l’olivier en lui-même, est un fabuleux vecteur de mémoire. Pourquoi ne pas demander à d’autres photographes d’aller photographier des oliviers et des hommes de l’olivier, à l’image de Julien Masse, partout autour de la Méditerranée ? L’Olivier ne serait-il pas finalement la trame d’une histoire commune, le lien qui unit les hommes de la Méditerranée ? De là est née une exposition autour du thème: “l’olivier, l’arbre de l’unité”, et qui a pas mal voyagé. En 1997, elle était à l’Institut du Monde Arabe, après en Espagne puis un peu partout… Aujourd’hui elle est visible à l’écomusée de l’Olivier, à Volx. C’est de là qu’est née mon envie de créer Première Pression Provence afin de commercialiser des huiles d’olive et transmettre le souvenir de mon enfance.
Mais je dois faire un aveu : l’huile d’olive de ce moulin, Monessargues, quand je l’ai fait goûter autour de moi, personne ne l’aimait. Il faut dire qu’ils la produisent dans des conditions particulières. Les olives sont cueillies très noires, très mûres et, comme c’est un tout petit moulin, certaines patientent 15 jours dans des sacs de jutes avant d’être pressées. Elles fermentent les unes contre les autres. Cela leur donne un goût très particulier, on dirait un goût de rance. Julien Masse disait : “Moi, mon huile elle est bonne, les autres c’est de la peinture !” Quant à moi, je n’ai jamais pu l’aimer à nouveau comme dans mon enfance. Entre temps, j’avais goûté plein d’autres huiles partout en Méditerranée et je m’étais façonné mon propre palais.
Je ne la goûtais plus avec le palais de mon père, c’était mon palais avec ma propre culture. Et pourtant je me suis acharné, j’ai fabriqué des aïolis uniquement avec cette huile pendant longtemps. J’étais convaincu que si mes parents avaient choisi ce moulin, cette huile, c’est qu’elle devait être bonne, la meilleure peut-être. Mais je l’aimais de façon suggestive ; objectivement, je savais que de bien meilleures existaient. C’est un souvenir d’enfance frustré par la culture que je me suis constitué, par mon goût. Pour moi c’est un peu comme un goût raté de l’aïoli…
Le moulin existe toujours, Julien Masse est décédé. C’est son petit-neveu qui le fait actuellement tourner. La fille de Jean Giono va toujours là-bas, et personne ne pourra la faire aller ailleurs. »