OLIVIER ESNAULT DU ZÉRO À L’INFINI

Jonglant une fois de plus avec Idoles & icônes II, Olivier Esnault, historien nomade que son sacerdoce a conduit de par le globe, de Guyane à Mayotte et d’Afrique en Asie, connaît bien le monde et sait en capter les croyances, exposer leurs secrets, révéler leurs langages, s’arrêter à quelque fait divers historique pour s’élever, en philosophe, à quelque vérité universelle.

idoles et icones esnault

Son ouvrage, succédant au 1er volume (cf. Unidivers, L’après-vie, au cœur des croyances, 8 octobre 2020), pourrait dans sa brièveté se réclamer de L’Ecclésiaste, de Pascal ou Fénelon, n’était sa mécréance ou son doute systématique. Livre de démystification et de sagesse, quoique sans avoir l’air d’y toucher, tant l’auteur se veut modeste, retranché derrière sa toile ou son texte, dans l’attentive posture d’un Socrate.

Et le voilà justement, Socrate, aux prises avec Xanthippe, son épouse, qui sait lui remonter les bretelles et les idées : pour un peu on croirait que ce fut elle qui dicta à Platon ses fameux Dialogues et inspira, peut-être, à son mari son fameux apophtegme : « science et sagesse sont la même chose » (Théétète), tout en lui reprochant : « Tu n’es même pas capable d’écrire une seule ligne ». Il est vrai que l’histoire a fait de cette Xanthippe le type même de la mégère, tandis que le verbe socratique fut immortalisé par Platon ou Aristophane, dont Olivier Esnault égrène les lauriers. Cette exploration diversifiée des mythes, croyances et idoles de toutes sortes, nous transporte en Afrique, en Asie et aux Amériques où l’explorateur rivalise avec l’auteur des Tristes tropiques. En ethnologue, certes, et en historien, qui a compris une fois pour toutes que les mythes, les icônes, les idoles cachent toujours des intérêts secrets qui se ramènent à la seule volonté de puissance et au désir de possession.

Montaillou village occitan

À cet égard, Emmanuel Le Roy Ladurie avec son Montaillou, village occitan est un modèle et un maître. Penchons-nous, donc, sur l’histoire et d’entrée de jeu, le Vatican dépêche l’instructeur en dossier de canonisation du pape Alexandre VI, alias Rodrigo de Borgia, le fameux Borgia riche de « ses quatre maîtresses et ses huit enfants », tout en respectant l’injonction au célibat des prêtres : mais ayant à son actif la bénédiction des entreprises coloniales en Amérique latine, sauvant de « l’enfer les âmes de millions d’Indiens » : tout cela, « Ad majorem Dei gloriam », vous fait bien un saint ! Songeons, ajoute perfidement l’auteur, que la chapelle Sixtine fut édifiée, par le pape Sixte IV qui lui donna son nom, avec les revenus des « maisons de tolérance appartenant au Saint Siège » !

On aura compris que cet ouvrage est aussi un livre de désacralisation, voire de blasphème ─ ce qui, chez nous et en milieu chrétien, n’est pas condamnable ─, sans risque d’être brûlé, comme Savonarole, justement sous le pape Borgia. En s’abritant, il est vrai, derrière le personnage authentique de Jean de Meslier, le curé d’Étrépigny dont Voltaire fit connaître l’athéisme, à qui il fait dire, en s’appuyant sur ses Mémoires : Quarante années de messes, de processions et de bénédictions… Alors que, disons-le tout net, Dieu n’existe pas ! Toutes les religions du monde ne sont que des inventions humaines… Non ! Dieu n’existe pas ! Et quand il dit toutes les religions, l’auteur, reprenant à son compte la confession du célèbre prêtre des Lumières, n’en épargne aucune, en particulier dans le chapitre éclairant sur le Shiisme, ramené à la rivalité séculaire entre l’empire turc et le monde arabe ─ très précisément le conflit entre l’Iran et l’Irak de Saddam Hussein ─ pour la séculaire possession du Détroit et des routes commerciales ; ou plus loin dans l’Asie, brossant sur la toile d’un peintre l’échec de Qubilai Qayan (ainsi qu’il orthographie le grand Khan) à envahir et dominer le Japon, faisant référence aux vents providentiels et au typhon qui sauvèrent le pays du Soleil levant d’une flotte d’invasion mongole au XIIIe siècle, et cela grâce, dit l’hagiographie, à la protection des Kamis, ces statuettes divines qu’on voit dans les jardins et les temples nippons : le Kami Kazé avait sauvé le Japon d’une défaire inéluctable, rappelant aux paysans, aux pêcheurs et même aux samouraïs la voie juste du Sutra du Lotus.

Sans épargner non plus l’athéisme militant, alias le soviétisme, en évoquant l’exécution par la GPU du moine Anatoli qui déclare tout rondement : « Les icônes ne signifient rien pour moi » ─ une sorte de leitmotiv de ce livre ─, et renvoyant dos à dos Jésus et Lénine, le Christ et Karl Marx (« et son bréviaire, Le Capital ») en affirmant croire « encore moins au communisme qu’à la virginité de Marie » ! En manière de feu d’artifice, l’ultime chapitre, « Zefiro » constitue une éblouissante démonstration sur le zéro et l’infini, chers à Koestler. Car zefiro est ce mot italien, dérivé de l’indien sunya, devenu sifr en arabe, qui a donné « zéro », ainsi que « chiffre ». Or, si les chiffres nomment ou numérotent le réel, le un, le deux, etc…, le zéro « nie la réalité et renvoie à … rien », et Olivier Esnault nous sert sa magistrale pensée : le langage mathématique, dénué de fonction métalinguistique, ne peut s’expliquer lui-même ; c’est ce qui rend le concept du zéro aussi hermétique que celui de Dieu… À la rigueur, zéro et Dieu ne sont que des mots.

Et voilà comment l’auteur, prenant le ton grave du savant, nous assène la vérité de son livre : balayant allégrement ─ car l’humour ici n’est jamais absent ─ icônes et idoles, et constatant que face au monde et à ses multiples modalités « on a recouru au mythe pour trouver un ordre sous son chaos apparent », alors que seules, aujourd’hui, « les mathématiques donnent forme à une représentation incontestable du monde », eh bien, voilà ! « le monde est plein de matière, mais vide de sens ». Et finalement c’est le zéro qui lui fera sens, seul capable de normer cette absurdité : il suffit pour cela de le précéder d’un chiffre quelconque de un à neuf, et le monde s’amplifie, s’agrandit, nous contient et nous comble, ou nous submerge.

L’actualité douloureuse du XXe siècle n’est pas épargnée dans ce désabusement. Ainsi le chapitre « Jérusalem » renvoie-t-il là encore dos à dos les deux peuples palestiniens, le juif et l’arabe, au temps de la déclaration Balfour, à travers l’apologue d’un champ portant un citronnier que les deux comparses se partagent et dont ils seront l’un et l’autre dépossédés : « le lion anglais avait mis d’accord les deux adversaires en les croquant également ». Et aujourd’hui encore, semble dire Esnault, qu’en est-il du partage, et qui parle de victoire ou de défaite ? Aaron et Harun ne sont-ils pas toujours sur la même ligne de départ ? « La mésentente entre les deux hommes remontait à de nombreuses années. Combien en faudrait-il d’autres pour que la discorde et la rancœur ne s’effacent ? ».

Et voilà aussi, in fine, le destin de cette Nouvelle Calédonie qui revient ces jours-ci dans l’actualité, où l’auteur ─ ou son personnage ─ semble avoir joué un rôle personnel, en historien sur le terrain, comme il aime à dire et se définir : j’avais vingt-six ans et me trouvais à Lifou au moment où se déroulait à Ouvéa… la tragique prise d’otages de 1988. J’étais censé rapporter des renseignements au Haut-commissariat, mais n’en faisais rien ; je n’étais mû par aucune conviction révolutionnaire, mais… un chef indépendantiste local était mon ami. Attitude qui n’est pas sans rappeler celle d’un autre de ses personnages Kanak qui épargne un colon pendant l’attaque d’une ferme et qui, accusé de laxisme ou de lâcheté par ses camarades, justifie ainsi son indulgence : « il m’avait donné une chique de tabac juste avant l’attaque. Après ça, je ne pouvais plus le tuer. » Ainsi balance-t-on toujours entre le bien et le mal, entre la haine et l’indulgence, entre la barbarie et l’humanisme, sous l’éclairage de l’Ecclésiaste dont l’auteur rappelle, à juste titre, qu’il est un temps pour toutes les actions humaines et tous les avatars de l’histoire. Alors oui, nous avons là une œuvre foisonnante privilégiant, en vingt-six courts récits, comme autant d’apologues, ce qu’Unamuno, le grand penseur espagnol, appelait l’intrahistoire, et qui donne à ce brillant essai, à cette séduisante fiction, à cette lumineuse leçon d’histoire un relief tout particulier à l’heure des nouvelles guerres de religions, du débat sur les croyances et les libertés, l’affleurement des haines et l’ivresse des censures, et puis l’effondrement des utopies. Certes pas des espoirs.

Idoles et icônes, Livre II de Olivier Esnault. Édition Maïa. Parution 4 mai 2021. 18€.

Idoles et Icônes, Livre I.

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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