Nouvel arrêt/dernier arrêt : Esquibien, Finistère, un bout de monde. Le voyageur : Olivier Hodasava. Un voyageur virtuel. Il arpente quotidiennement les artères du monde de Google Street View. Quand l’image saisie devient le réel ultime de la fiction commune… Pour Unidivers, l’arpenteur – qui se fait un peu géomètre – a avancé pendant un an à la façon d’un fildefériste sur une ligne (presque) imaginaire : le 48e parallèle Nord. La latitude sur laquelle est située la ville de Rennes.
Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais. Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie. (Céline, Voyage au bout de la nuit)
Je me suis garé sur une bande de terre à l’ouest d’Esquibien, face à l’océan. C’est un peu un retour aux sources. Non pas à ma première chronique – ma première chronique, c’était à Rajka en Hongrie – mais à la suivante. Celle-ci commençait par ces mots : « C’est par Esquibien que le 48e parallèle Nord pénètre l’Europe. » Je me souviens avoir imaginé, à l’époque, l’au-delà des mers, le point de terre précédent sur le globe : la côte canadienne, Hants Harbour, Lower Island Cove…
Assis dans cette voiture face à l’infini, je repense à tout cela – à ces traits arbitraires, parallèles, méridiens – que les hommes se plaisent à dessiner pour lier les espaces si proches à l’échelle de l’Univers, si lointains à celle d’un simple globe.
Le vent, par bourrasques, secoue la voiture. Je n’ose imaginer ce que ça donnerait un jour de tempête.
Les nuages filent dans le ciel. Sans être météorologue, il est facile de pressentir qu’ils vont bientôt s’agréger pour se faire menaçants. La matinée touche à sa fin. Je me demande ce que je vais bien pouvoir faire du reste de la journée. On se figure toujours que les gens qui voyagent vivent chaque jour mille péripéties, qu’ils se déplacent sans cesse, découvrent, visitent, rencontrent… On ne se figure ni les temps morts ni l’ennui.
À la radio, un type est interviewé sur un livre qu’il vient de sortir. Ça parle d’une fille qui s’est donné la mort il y a plus de trente ans. Ce n’est pas une biographie mais un portrait ; il insiste là-dessus. La fille faisait partie d’un groupe, elle en tenait les claviers. Elle était jeune, virtuose, promise à un brillant avenir. Et puis voilà, un soir à la suite d’un concert devant une salle à moitié vide, elle a choisi de disparaître.
Le vent siffle à travers ma vitre entrouverte. J’ai calé ma nuque contre l’appui-tête. J’ai fermé les yeux.
Le type raconte qu’il a sans doute été la dernière personne à lui parler. Il était tout gamin à l’époque, même pas encore dix-huit ans. Il avait voulu lui faire signer une affiche. Il n’avait rien deviné de sa détresse…
Il raconte mille autres choses encore. Mais je ne l’écoute plus vraiment. Je suis fatigué. Je flotte entre deux eaux. Des images de cartes géographiques, avec des traits parallèles dessinés dessus, se superposent au visage de la fille qui s’est suicidée tel que je l’imagine : cheveux sombres, coupés courts, mine renfrognée.
Je suis prêt à m’endormir.
Une rafale plus forte que les autres me fait presque rouvrir les yeux. Mes mains, imperceptiblement, glissent sur le volant.
Je ne peux être certain que l’océan sera toujours là quand je me réveillerai.