L’artiste marocaine Meriem Bennani met en scène un orchestre monumental, atypique et sonore à la Fondation Lafayette Anticipations, dans le 4e arrondissement. Un orchestre de tongs, une foule sans corps, une politique du rythme…
Jusqu’au dimanche 8 février 2026, Sole crushing transforme le lieu en vaste caisse de résonance. Mais l’installation ne se contente pas de faire “du bruit”, elle compose une dramaturgie du collectif, une fable mécanique sur la foule, la marche, la manifestation et la joie ambiguë d’être ensemble.

Déployée sur l’ensemble du premier étage et sur toute sa hauteur, l’installation sonore Sole crushing, orchestrée par la commissaire Elsa Coustou, réunit près de deux cents tongs et claquettes qui jouent une composition musicale à la croisée d’une symphonie et d’un soulèvement. Les chaussures frappent leurs semelles sur divers supports, créant un ensemble de percussions à la fois primitif et minutieusement réglé.
Le second étage offre un point de vue décisif : il permet d’embrasser l’ensemble, de comprendre que l’œuvre n’est pas un “objet” mais un dispositif, un milieu. La Fondation devient une scène verticale où l’on regarde un orchestre sans musiciens, un opéra sans chanteurs, une foule sans visages. Cette absence est un moteur critique : elle oblige à entendre autrement ce qui, d’ordinaire, se confond avec la présence humaine.
L’œuvre a l’allure d’un échafaudage en bois où une nuée de sandales, ornées de drapeaux, de franges en cuir et de bijoux, cogne de petits tambours colorés entre les murs. Chacune des 201 tongs est reliée à un système pneumatique par deux tubes : l’un reçoit de l’air et enclenche le mouvement de la chaussure, quand l’autre stoppe le mouvement. Ce détail technique compte : l’air devient ici une force chorégraphique, un souffle impersonnel qui met la foule en marche.


Le son comme scénario politique
Pour réaliser ce “vacarme” provoqué par ces 201 tongs, l’artiste a écrit, avec le compositeur Cheb Runner, cet opéra fanfaronnant sur du papier à musique. Toutes les 35 minutes, la partition recommence, oscillant entre le batillage d’une foule en manifestation avant de virer à la marche militaire. Cette structure cyclique produit un effet important : elle fait sentir la répétition, l’entraînement, la contagion. Elle rappelle que le collectif peut être fête, mais aussi discipline.
Le claquement de tong est un son banal, presque comique. Bennani le prend au sérieux : elle lui donne une puissance d’agrégation, un pouvoir d’hypnose. Au plan esthétique, l’œuvre est une machine à transformer l’anodin en événement. Au plan politique, elle interroge ce qui fait masse : le rythme partagé, le martèlement commun, cette pulsation qui soude mais peut aussi avaler l’individu.

Entre stade, manifestation et dakka marrakchia
L’artiste explore le vivre-ensemble et la place de l’individu dans la collectivité. En chœur, ses tongs évoquent des individus d’une foule en mouvement, dans une manifestation, dans un stade, ou aussi dans une dakka marrakchia, cérémonie musicale traditionnelle marocaine. L’œuvre joue ici sur une équivoque précieuse : la foule peut être un corps joyeux (danse, transe, célébration) comme un corps inquiet (pression, uniformisation, bascule autoritaire).
En choisissant la tong — objet quotidien, populaire, globalisé — Meriem Bennani évite l’allégorie lourde. Elle prend un signe pauvre et l’élève au rang d’instrument. Le pied, absent, est partout : il frappe, il marche, il bat la cadence. Le corps est suggéré par son empreinte sonore. C’est une manière fine de parler des collectifs contemporains : présence massive, identité fluctuante, anonymat producteur de force.
Tout simplement, ce claquement unit le groupe dans une même pulsation et produit une force qui dépasse l’individu. Et c’est là que l’œuvre réussit son coup : elle ne délivre pas un message, elle installe un état. Le visiteur n’est pas seulement spectateur, il est pris dans une acoustique, dans une insistance, dans une durée qui l’oblige à se demander jusqu’où il accepte d’être porté par le rythme des autres.

Meriem Bennani, humour, friction, énergie
Meriem Bennani est née en 1988, à Rabat au Maroc, où elle passe son enfance. Mais c’est à New York, aux États-Unis, qu’elle obtient une licence en arts visuels, à La Cooper Union en 2012. Elle rejoint ensuite Paris et réussit une maîtrise de l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Aujourd’hui, elle vit à New York.

Meriem Bennani est une artiste multidisciplinaire : elle travaille la vidéo, la sculpture, l’installation multimédia et le dessin. Elle se fait connaître avec des propositions ludiques et humoristiques, où le rire n’est jamais gratuit : il est une méthode de dérèglement, une façon d’ouvrir la critique sans l’asséner. Dans Sole crushing, cette veine demeure : le dispositif amuse autant qu’il inquiète, précisément parce qu’il donne au collectif un visage carnavalesque, et une puissance très réelle.
Au final, l’exposition réussit à tenir ensemble deux gestes rarement conciliés : une expérience sensorielle immédiate et une réflexion au long cours sur ce qui nous rassemble. Si l’on entre d’abord par la surprise, on reste pour l’ambivalence. L’orchestre de tongs n’imite pas la foule : il révèle sa logique secrète, faite de répétitions, de pulsations partagées, de bascules possibles. Une œuvre qui frappe, au propre comme au figuré.
Infos pratiques
Exposition : Sole crushing — Meriem Bennani
Lieu : Lafayette Anticipations, 9 rue du Plâtre, 75004 Paris
Dates : jusqu’au dimanche 8 février 2026
Horaires : du mercredi au dimanche, de 14h à 19h (fermé lundi et mardi)
Entrée : libre et gratuite
À noter : Lafayette Anticipations a été créée en octobre 2013 par le Groupe Galeries Lafayette.
