Le peintre français Paul Bloas a fait le MUR de Rennes, rue Vasselot, et invité trois gai-lurons, chope à la main, à accompagner la vie des Rennais le temps de quelques semaines. Si ses œuvres habitent généralement des lieux désuets, Paul Bloas nous offre ici un travail à l’esthétique nourrie de ses références picturales du Nord. Son œuvre s’est développée au fil des histoires que l’artiste a accepté de nous confier quelques heures avant le début de sa performance.
Avant d’entrer à l’École des Beaux-Arts de Brest, Paul Bloas a étudié l’électromécanique. Un professeur de dessin l’a incité à passer les concours — ce qu’il a fait. Son œuvre s’est construite au fil de déambulations et d’histoires qu’il a accepté de raconter. Car depuis son enfance à Madagascar, le peintre a conservé ce goût pour les histoires, le « kaba » comme on dit. Les digressions pendant l’entretien, qui dessinent au fur et à mesure la création selon Paul Bloas, le confirment.

Au début, la triste histoire du marin Albert et un pont
Dans l’émergence de la pratique dans l’espace public du peintre, il y a d’abord eu Albert. Qui est-il ? Un marin qui habitait au port, sorti boire plus que de raison avant de revenir, mais qui a manqué la marche de son bateau et s’est noyé… N’ayez crainte, Albert était un mannequin que l’étudiant en Beaux-Arts trimballait partout et attachait à une corde dans la rade de Brest. Mais un enfant, en route pour l’école, a cru voir un homme flotter dans le port… Vous devinez la suite : Albert a fini dans les poubelles, jeté de rage par les pompiers.
Une autre histoire, et les géants de papier et de peinture sortent non pas de terre, mais de l’esprit de Paul Bloas. De plus en plus intéressé par le travail en extérieur, l’étudiant brestois lorgnait un pont aux piles monumentales sur son chemin vers les Beaux-Arts. S’il a d’abord pensé à des bas-reliefs, il s’en est vite détourné pour créer des images en noir et blanc. Ses premiers bonshommes sont précisément nés dans la verticalité et la monumentalité des piles de ce pont. « Aux Beaux-Arts, on t’enseigne le fond et la forme. On t’apprend à établir un rapport direct entre le support et l’objet peint », souligne-t-il. « L’image d’Épinal des ponts est associée aux personnes sans-abri. C’est ce que j’ai peint, du moins des personnes lourdement vêtues, ce qui a donné leur forme. »


Les géants de Paul Bloas sont massifs, avec de petites têtes ensevelies sous une tonne de couches de vêtements. Le regard du public gravit la grandeur de la silhouette dans une fausse perspective inversée. « Ce qui est important pour moi, c’est que le regard aille vers le haut », précise le peintre. À l’image de l’horizon linéaire d’un océan, « les formes horizontales rappellent l’esprit du gisant, donc la mort », tandis que la verticalité traduit une élévation.
Paul est alors en 4e année et ses bonshommes se font insulter par un professeur ; l’artiste en herbe répond : « C’est bien, ça me pousse à persévérer ». Depuis, la figure humaine prédomine dans son travail. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
« Berlin, pour moi, c’est la ville qui m’a fait. »
Si Paul a baroudé dans les capitales européennes grâce à son « job » de pion en parallèle de ses études et s’est gavé d’images de musées, son premier séjour à Berlin — avec une association « très à gauche » — a été révélateur. Le talent de dessinateur de deux étudiants rennais le pousse à retourner dans les cours de modèles vivants et de plâtre qu’il avait délaissés. Il revient à la figure sans se soucier des attentes du moment : « On est au début des années 80, c’est aussi l’époque du mouvement punk et le retour à la figuration en peinture. On baignait là-dedans, mais les profs préféraient le conceptuel. »
Paul est plus intéressé par la peinture du Nord que par les classiques italiens, par l’intériorité et l’émotivité qui s’en dégagent. Il se passionne rapidement pour Baselitz, sa grande référence : « Il a toujours fait de très grandes toiles avec des personnages à l’envers, questionnant ainsi et aussi notre perception de la peinture. » Il cite aussi le groupe d’expressionnistes allemands Die Brücke. Il séjourne un an dans la capitale allemande, dont six mois grâce à une bourse. « C’est là-bas que mon boulot s’est fait remarquer, quand j’ai exposé dans les ruines de l’ancienne gare centrale de Berlin pour le 750e anniversaire de la ville. »

Dans la figuration des silhouettes de Bloas, on lit une abstraction dans la vivacité du mouvement ; on sent un besoin de contact avec la chair et la matière. Sa peinture est vive et organique. « Au début, mon travail avait un côté “nouveaux fauves”, mais on essaie de progresser, on cherche à mettre plus de finesse. Mon boulot va évoluer vers un certain académisme. » Si les formes se discernent aujourd’hui avec davantage de facilité, il conserve une énergie proche de celle de certains expressionnistes allemands : « Un tableau comme Le Cri de Munch te parle tout de suite quand tu as une vingtaine d’années. »
« La peinture est une sorte de cri. »
Histoire de fragilité et désuétude
« Contrairement au street art, je ne travaille pas en extérieur pour que mon travail soit vu. » De 1990 à 1993, Paul s’est enfermé à deux reprises, un mois durant, dans la plus vieille prison de France, alors désaffectée. Il se lance le défi de peindre quarante tableaux, pour la première fois directement sur les murs : il donne vie à des ombres noires qui prennent le nom de La Réussite de Boris.
De manière générale, l’artiste privilégie les lieux désaffectés ou à l’écart des routes. À la ville de Valparaíso, au Chili, il a préféré prendre le bus pour Chañaral, une ville ravagée par une coulée de boue toxique, aux abords du Pacifique. « C’était apocalyptique. On aurait dit qu’un géant était passé et avait renversé tout ce qui se trouvait sur son chemin. »
Désuétude du décor, fragilité humaine, délabrement du papier qui s’effrite… On pense au travail d’Ernest Pignon-Ernest — auteur de la préface de sa première publication sur la ville emmurée —, sinon dans le style, du moins dans certaines thématiques communes. Cependant , là ou Ernest Pignon Ernest dessine l’homme de façon réaliste à l’échelle 1 et en sérigraphie, Bloas préfere jouer de la couleur en surdimenssionant ses modèles et en les déformant pour les faire crier de réalité. En ce moment ce sont les ouvriers du port de Brest qui occupent son esprit, un sujet qui revient régulièrement hanter son œuvre.« Ça vient de mon enfance, mon père ouvrier à l’arsenal de Brest ; c’est comme ça que je suis arrivé à Madagascar. »
« Je déforme pour rendre les choses plus criantes. »
Histoire de cadre et de plans
« … Ce qui est important pour moi, c’est la trace que je vais garder : la photo. » Paul ne cache pas sa passion pour le cinéma : au milieu de toutes ses références, les cinématographiques occupent une grande place. Il cite Stalker (1979) et Andreï Roublev (1966) de Tarkovski, ou encore Il était une fois dans l’Ouest (1968) de Sergio Leone, qui lui a « retourné le cerveau » et d’où vient son goût pour le désert et les no man’s land. « Quand tu arrives dans le désert d’Atacama, c’est aussi un décor de western : c’est le cinéma panoramique de Sergio Leone. »
L’artiste accorde, pour cela, beaucoup d’importance au cadrage et aux plans. Aucune importance si son œuvre n’est pas visible longtemps, tant qu’il termine son travail par une photographie : cela reflète une sensibilité profonde pour l’image en elle-même.


Le challenge du MUR de Rennes se joue dans l’absence de la verticalité monumentale qui façonne d’ordinaire le travail de Paul Bloas. Si, dans sa collaboration avec le musicien Serge Teyssot-Gay, guitariste de Noir Désir, il propose un chemin de peinture, sur le MUR de Rennes, la création est un objet fini qui se suffit à lui-même.
