Danseuse brésilienne, Paula Pi a présenté sa première pièce intitulée Ecce (H)omo au Musée de la Danse dans le cadre du Festival Tnb de Rennes. Elle a ébloui le public avec cette reconstruction de Afectos humanos (1962) de Dore Hoyer, danseuse expressionniste allemande du milieu du XXe siècle. Paula Pi porte des ancrages forts et une gestuelle minutieuse d’une grande délicatesse qui caractérisent le rythme et les respirations singulières de ce courant. A l’ordre du jour sont retenus 5 affects : La Vanité/L’Orgueil (Eitelkeit/Ehre), L’Avidité (Begierde), La Haine (Hass), L’Angoisse (Angst) et L’Amour (Liebe). Paula Pi perpétue la force et la vigueur de cette forme de danse avec une remarquable générosité.
Paula Pi a étudié la musique puis le théâtre et le butoh. Mais l’attirance vers la danse qu’elle pensait inaccessible – ne possédant aucune formation classique – a été plus forte que toutes ses réserves. En voyant danser Paula Pi, il est évident que cet art était incontournable pour l’artiste, elle se fond dans le mouvement, elle est le mouvement. Après avoir été musicienne dans un orchestre et fait de la mise en scène d’opéra, elle commence une carrière de danseuse à 28 ans seulement. Quand elle arrive en France afin de suivre le master Exerce au CCN de Montpellier en 2013, Paula Pi retient immédiatement l’attention de la danseuse et chorégraphe Latifa Laâbissi (basée dans le pays rennais), spécialiste de Valeska Gert et Mary Wigman, et passionnée par les danseuses expressionnistes allemandes du début du XXe siècle. Latifa Laâbissi invite Paula Pi en résidence en Bretagne afin de créer sa première pièce : une reconstruction de Afectos Humanos de Dore Hoyer. Ce qui au départ était un travail de recherche d’étudiante s’avère avoir des résonances personnelles profondes. Paula Pi se voit poussée à porter cette œuvre vers un public plus large. L’historienne de la danse Isabelle Launay, qui travaille en étroite collaboration avec Latifa Laâbissi, fournit à Paula Pi les images vidéos d’une émission de télévision dans laquelle Dore Hoyer se produit et danse l’intégralité de sa pièce. C’est à partir de ces images et d’échanges avec de Susanne Linke et d’un travail en studio avec Martin Nachbar que Paula Pi explore cette danse.
Unidivers : Quelle est la première caractéristique de la danse de Dore Hoyer ?
Paula Pi : C’est une danse très chargée en termes d’énergie, et dans ma formation théâtrale et au butoh je suis passée par ces états très chargés que j’ai retrouvés dans la danse de Dore Hoyer. Le poids du fantôme est très présent.
Unidivers : Une danse modifie le danseur. Comment cela s’est-il passé avec cette danse ?
Paula Pi : Quand j’ai fait le pas d’aller vers la danse, j’ai très vite eu besoin de faire mes propres pièces, même sans avoir trop de référence, de façon très intuitive. Donc je n’ai pas eu beaucoup d’expérience d’interprète. Mais du coup, il est arrivé un moment où il m’a semblé que ma danse était trop limitée à moi-même. Cette pièce de Dore Hoyer est aussi un moyen pour moi d’inscrire directement dans le corps un répertoire, des matériaux, pour transformer ma façon d’être en mouvement. Le travail avec cette pièce modifie profondément ma façon de danser et même mon corps lui-même, ses formes. Quand je vois des photographies de Dore Hoyer, je vois qu’à force de travailler sa pièce, mon corps se rapproche du sien. C’est une danse qui n’est pas du tout organique
Unidivers : Comment s’est passé le processus de la transmission de la danse ?
Paula Pi : Dore Hoyer s’est suicidée en 1967 et n’a jamais transmis ses danses. C’est Waltraud Luley qui avait la charge de conserver toutes ses archives, elle était sa manager, sa productrice, son amie, son amante pendant un moment. Susanne Linke, qui a dansé avec Dore, reprend ses pièces en se basant énormément sur sa propre mémoire puisqu’elle a beaucoup vu Dore sur scène. Pourtant sa version est très différente, et elle ne danse pas La Haine (Hass), car elle considère qu’elle n’est pas assez masculine pour pouvoir faire cette pièce-là. Martin Nachbar, qui m’a transmis les danses, est allemand, mais comme beaucoup il a été formé à la danse américaine et reprendre les pièces de Dore était pour lui une façon de se familiariser avec cette danse allemande. Il a beaucoup travaillé avec Waltraud Luley, qui pensait qu’il ne pouvait pas danser L’Amour (Liebe) au risque d’être trop efféminé. Donc il en parle dans une sorte de conférence dansée. De mon côté, c’est la pièce qui m’a le plus attirée au début du travail. Susanne Linke et Martin Nachbar sont les deux seuls danseurs autorisés à transmettre les pièces de Dore. Lorsqu’une personne souhaite recréer une pièce de Dore, il est nécessaire, après avoir travaillé avec Susanne ou Martin, d’envoyer une vidéo aux Archives de Cologne afin qu’elle soit validée. Néanmoins il reste beaucoup d’espace, l’espace des intentions, à l’interprète pour créer sa propre version.
Unidivers : Comment se sont articulés le masculin et le féminin dans le travail ?
Paula Pi : Le rapport à la masculinité est très présent dans le processus de création de la pièce originale. Susanne Linke me disait qu’il fallait être masculine pour faire cette danse, car Dore Hoyer était hyper masculine. Je crois que Dore cherchait à faire des danses universelles. Je pense qu’elle voulait sortir de l’image de la femme qui danse. Elle avait des costumes très amples, une jupe avec beaucoup de tissu et on ne voyait pas très bien son corps, elle cachait ses cheveux, et pour la première danse, Vanité, elle portait des faux ongles très longs que j’ai décidé de reprendre pour toute ma pièce. Je pense que son point de vue à elle était de faire des danses « agenrées ». Intuitivement quand j’ai commencé à travailler, j’ai eu envie de mettre une barbe. Je ne pouvais pas copier la version de Dore puisque je ne la connaissais pas. Je suis partie de l’idée de copier Martin Narchbar avec qui je travaillais. Ma restitution serait forcément ma version d’après celle de Martin, qui à son tour avait fait les danses à partir du point de vue de Waltraud Luley. Et en studio, j’ai filmé une séance de travail au cours de laquelle je dansais à l’identique de Martin. Nous étions habillés de la même façon et j’ai éprouvé le besoin de mettre un barbe comme la sienne. Ça a été un moment troublant, une façon d’expliciter ce côté masculin nécessaire pour cette danse sans pour autant laisser de côté le féminin. Ça a été aussi pour moi une façon de donner de l’universalité à quelque chose de minoritaire. C’est une porte que Dore Hoyer a ouverte.
Unidivers : Avec un travail basé sur une archive se pose la question du titre à donner à l’œuvre nouvellement créée. Comment avez-vous choisi ce titre ?
Paula Pi : Je ne pouvais pas reprendre le titre de la pièce originale de Dore Hoyer puisqu’en la reconstruisant j’ai créé une pièce nouvelle. Dans Ecce (H)omo il n’y a pas que les danses de Dore Hoyer. Je modifie les costumes. Je rajoute du texte. Il y a en plus des problèmes de droit d’auteur qui auraient rendu impossible l’utilisation du titre. J’ai trouvé ce titre Ecce (H)omo dans les notes de Dore Hoyer. Lorsqu’elle créait la pièce, elle a noté ces mots avec une liste de plusieurs affects qu’elle a ensuite réduite aux cinq qui sont restés dans la version finale. J’ai trouvé cela intéressant d’avoir un titre lié au processus de création de la pièce d’origine, comme c’est une pièce en processus. Au départ, je pensais que la forme de la pièce reflèterait plus ostensiblement cet aspect « en cours ». C’est un peu comme si je voulais me placer avant la forme finale qu’a donnée Dore Hoyer. Le palindrome Ecce (H)omo reflète la symétrie des genres. C’est aussi dans ce sens-là que j’ai commencé à utiliser le verlan.
Dans Ecce (H)omo j’ai voulu aussi jouer avec la sensation que l’on éprouve lorsque l’on comprend quelque chose, mais que l’on se rend compte qu’on ne le comprend pas tout à fait. Je joue avec mon texte dont des bribes sont dites en verlan, d’autres en allemand, d’autres en français, mais en inversant l’ordre des mots comme le demande la grammaire allemande. Afin que l’on se dise « j’ai compris, mais en fait, je n’ai pas tout compris ». Cela retranscrit bien mon rapport avec cette archive.
Conception
PAULA PI
Regard extérieur, accompagnement et scénographie PAULINE BRUN
Dramaturgie et costume
PAULINE LE BOULBA
Création lumières
FLORIAN LEDUC
D’après une chorégraphie originale de
DORE HOYER
Musique
DIMITRI WIATOWITSCH
Transmission des danses
MARTIN NACHBAR
Avec
PAULA PI
Production : No Drama. Coproduction : ICI–CCN de Montpellier/Languedoc- Roussillon Midi-Pyrénées avec Life Long Burning; Centre national de la danse; PACT Zollverein; Honolulu avec le CCN de Nantes; Théâtre de Poche de Hédé- Bazouges avec Extension Sauvage. Avec le soutien du Fonds Transfabrik–Fonds franco-allemand pour le spectacle vivant. Le projet a bénéficié de l’aide du Centre Français de Berlin dans le cadre d’une résidence de création, ainsi que du soutien du Deutsches Tanzarchiv Köln.