En 2025, plus de 10 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. C’est un triste record historique, mais aussi le symptôme d’un pays qui s’abîme, lentement mais sûrement, dans la précarité de masse.
C’est une statistique que l’on aurait cru réservée aux dystopies ou aux temps de crise absolue. Et pourtant, elle est là, brute, officielle, implacable : en 2025, 15,5 % des Français vivent sous le seuil de pauvreté monétaire, selon l’INSEE. Cela représente plus de 10 millions de personnes. C’est un niveau jamais atteint depuis que la France mesure précisément la pauvreté, soit depuis 1970.
Et la tendance ne semble pas près de s’inverser. Enfants, jeunes, retraités modestes, travailleurs pauvres, familles monoparentales : la pauvreté ne touche plus seulement les marges. Elle colonise peu à peu le quotidien des classes populaires et des franges fragiles des classes moyennes.
Une montée discrète, mais continue, depuis 40 ans
Le seuil de pauvreté, fixé à 60 % du revenu médian, est aujourd’hui d’environ 1 200 euros par mois pour une personne seule. En 1988, environ 13 % des Français vivaient sous ce seuil. À l’époque, le gouvernement Rocard venait tout juste de créer le RMI pour répondre à ce qu’on appelait alors la « nouvelle pauvreté ».
Quarante ans plus tard, malgré des décennies de politiques sociales, malgré la création du RSA, de la prime d’activité, du minimum vieillesse revalorisé, la pauvreté n’a jamais reculé durablement. Elle a même progressé ces dernières années, portée par plusieurs chocs successifs : crise sanitaire, inflation, envolée des prix du logement et de l’énergie. « L’inflation alimentaire et énergétique agit comme un impôt invisible sur les plus précaires. Ce sont eux qui trinquent, silencieusement », observe l’économiste Éloi Laurent.
Travailler ne protège plus de la pauvreté
C’est peut-être là le plus grand scandale de notre temps : être salarié ne garantit plus de vivre décemment. Aujourd’hui, plus de 8 % des personnes pauvres occupent un emploi, selon l’Observatoire des inégalités. Ce sont souvent des femmes, des jeunes, des intérimaires, des auto-entrepreneurs précaires. La multiplication des contrats courts, du temps partiel contraint et de la sous-rémunération rend la ligne de survie de plus en plus floue. « On voit des gens qui bossent à temps plein et qui finissent quand même à l’aide alimentaire », résume un bénévole du Secours catholique à Toulouse.
Des publics de plus en plus touchés
L’INSEE tire la sonnette d’alarme :
- Un enfant sur cinq vit dans une famille pauvre.
- Une famille monoparentale sur trois vit sous le seuil de pauvreté.
- Un étudiant sur trois dit avoir sauté des repas par manque d’argent.
- Chez les jeunes de moins de 30 ans, le taux de pauvreté atteint 20 %.
Et pourtant, peu de mesures fortes sont prises pour inverser la courbe. La réforme de l’assurance chômage, qui a réduit les droits des allocataires, a même accentué la pression.
France 2025, Grèce 2005 : le précédent qui inquiète
À bien des égards, la situation actuelle de la France rappelle celle de la Grèce au tournant des années 2000, dix ans avant la faillite du pays et la mise sous tutelle de ses finances publiques. En 2005, la Grèce affichait un taux de pauvreté de 19 %, alimenté par un chômage élevé, une précarité salariale massive et un État-providence fragmenté. La France d’aujourd’hui connaît une structure sociale similaire, avec un appauvrissement généralisé des classes populaires, une montée des travailleurs pauvres, et un système de redistribution affaibli.
« Avant la crise grecque, nous avions les chiffres, mais pas le récit. Nous avons tardé à voir qu’une société pouvait basculer dans le chaos économique non pas en un jour, mais par un lent effritement du contrat social », rappelle l’économiste Yannis Varoufakis (The Guardian, 2024).
Certes, la France bénéficie d’un cadre institutionnel plus robuste, d’un système fiscal plus large, et du soutien implicite de la BCE. Mais la dynamique d’effritement progressif — désindustrialisation, précarisation, désaffiliation — est, dans sa logique, profondément comparable. La Grèce a sombré lorsque la crise de la dette a précipité l’effondrement de ses mécanismes sociaux. La France, elle, use prématurément ses amortisseurs : minimas sociaux sous-indexés, APL érodées, sous-financement chronique des associations, discours ambigus sur la « responsabilisation » des pauvres. Le pays n’est pas encore en défaut, mais il s’appauvrit par le bas, avec des millions de personnes reléguées dans une forme de survie quotidienne.
Qu’est-ce qui a échoué ?
Les raisons sont multiples, mais plusieurs éléments se dégagent :
- La baisse de l’emploi industriel et la précarisation de l’emploi de service.
- Une fiscalité trop timide sur les patrimoines, alors que les inégalités explosent.
- Une politique du logement déconnectée des réalités, qui laisse filer les prix.
- Une méfiance croissante envers les plus pauvres, alimentée par les discours sur « l’assistanat » et les fraudes, malgré leur poids dérisoire dans le budget social.
En 2023, le gouvernement a même envisagé d’imposer 15 à 20 heures d’activité hebdomadaire pour toucher le RSA — un projet vivement critiqué par les associations et une partie de la gauche.
Des alternatives encore inaudibles
Des économistes et sociologues proposent des réformes radicales : revenu de base, revalorisation massive du RSA, refonte de l’impôt sur le patrimoine, encadrement plus strict des loyers. Mais ces propositions peinent à trouver une traduction politique, dans un contexte marqué par la défiance, les tensions budgétaires et la montée des partis anti-solidarité. « On a la richesse, mais pas la volonté politique de la partager », tranche l’économiste Gaël Giraud.
La pauvreté de masse n’est pas qu’un drame humain. C’est aussi une menace pour la démocratie, pour la stabilité sociale, pour l’avenir. Quand une société cesse d’assurer un minimum décent à ses membres, elle s’expose à la colère, au désespoir, à la fragmentation. Le sociologue Robert Castel l’avait prédit dès les années 1990 : « Ce n’est pas le retour des pauvres, c’est l’érosion des garanties collectives. »
Aujourd’hui, cette érosion est sous nos yeux. Et chacun, tôt ou tard, pourrait glisser.
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Sources principales :
- INSEE, France, portrait social, édition 2025.
- Observatoire des inégalités, Rapport sur la pauvreté 2024.
- Secours catholique, Statistiques nationales de la précarité, 2024.
- Entretien avec Éloi Laurent (Sciences Po).
- Rapport du Conseil national de lutte contre la pauvreté (CNLE), 2024.
