Petites scènes capitales de Sylvie Germain se découpe en tableaux. Comme les photos d’un album de famille qu’on découvrirait. Il nous raconterait, une par une, l’histoire de la personne, son évolution.
Le roman donne à voir une famille recomposée. L’entente y est potable, parfois même assez cordiale. Jusqu’à ce qu’un drame survienne : une de ses sœurs adoptives meure. Le malheur frappant la famille, il la fait éclater. À travers les yeux de Lili, le lecteur suit le cheminement de chacun des membres.
Sylvie Germain est réputée pour ne pas faire dans le gai. Ses romans, s’ils sont tous magnifiquement écrits et emprunts d’une véritable poésie, sont souvent durs, tristes, âpres. On y souffre, on y pleure. Les personnages créés par l’auteur cherchent souvent désespérément une once de bonheur, un espoir, un souffle qui les porte et les rassure. Il en est de même pour celui-ci. Mais le lecteur risque pourtant de le trouver plus léger par certains aspects.
En effet, à l’image de Lili avec sa vie, il semble que Petites scènes capitales ne fasse qu’effleurer, survoler, ne pas prendre part… Et pourtant, le roman fait parfois l’apologie du malheur ! Pas étonnant que la pauvre Lili se sente paumée avec tout ce qui lui tombe sur le coin du nez : abandon par sa mère, suicide de celle-ci, mort d’une sœur (même « demie », ça fait un choc), bébé malformé d’une autre, impossibilité d’avoir des enfants, solitude face à la mort… Bien sûr, tout cela n’arrive pas qu’à elle, mais aussi aux gens qui l’entourent. Reste qu’à force, ça fait un peu too-much, trop de malheur tue le malheur…
Petites scènes capitales de Sylvie Germain est subliment écrit et poétique. Un régal pour ceux qui aiment les introspections et les actions lentes, les réflexions sur la vie et son sens. Certains passages sont juste magiques de beauté, d’évocations, de non-dits… Mais ils ne rencontreront pas la sensibilité de tous les lecteurs. Pour certains, ces petites scènes seront capitales, pour d’autres, elles ne seront que fugitives…
Petites scènes capitales Sylvie Germain, Albin Michel, août 2013, 256 pages, 19€
« C’est qui, là ? »
Cette question, elle l’a entendue des dizaines de fois. Une fausse devinette au goût de ritournelle posée par sa grand-mère devant une photographie en noir et blanc exposée dans un cadre en bois noir laqué, présentant une jeune accouchée assise dans un lit, son nouveau-né au creux d’un coude. La question ne vise pas la femme, mais le nourrisson couché contre elle. De la mère, on ne parle pas, on ne badine pas autour de son portrait, elle est une figure intouchable. Une évidence et une énigme, en bloc.
« C’est moi ! » s’exclame la petite. – « Moi quiii ? » poursuit la grand-mère en faisant monter à l’aigu le « i » du dernier mot. – « Moi Liliii ! »
Tel est le rituel, deux questions brèves, légèrement stridulées, sûres des réponses qui fusent sur la même note, mais les attendant comme s’il s’agissait à chaque fois d’une surprise, voire d’une révélation.
Et c’est en effet toujours une surprise pour l’enfant : se voir là, pareille à un poupon de celluloïd lové dans la saignée du bras maternel. Se voir sans se reconnaître, sans pouvoir établir un lien réel entre elle et cette figurine. Elle rit, frappe des mains, mais derrière ce rire tremble parfois, ténu, un malaise : Est-ce vraiment moi ? Peut-on changer si radicalement de taille et d’aspect ?
Ce jeu simplet, elle le rejoue de temps en temps devant un miroir avec sa poupée nommée Rosa, assumant d’une traite les questions et les réponses, et son rire, alors, est dénué de trouble, le reflet lui renvoyant une image sans ambiguïté d’elles deux, chacune se tenant bien à sa place : la poupée dans l’inerte et le silence, la vivante dans le mouvement et la parole.« C’est qui, là ? »
Un jour, elle fait faux bond, elle casse la ritournelle en remplaçant subitement la réplique habituelle par une interrogation qui déconcerte sa partenaire de jeu : « Mais avant, j’étais où ? – Avant ?… Avant quoi ? ! – Ben, avant là ! précise la petite en écrasant un doigt sur la photo. – Tu veux dire… avant de naître ? Eh bien, tu étais dans le ventre de ta maman. – Non, avant ! Avant le ventre ! » Là, Nati, la grand-mère, déclare forfait. Cette question lui est peut-être venue à l’esprit autrefois, mais il y a de cela si longtemps qu’elle l’a totalement perdue de vue, et elle reste démunie devant elle. Elle ne va tout de même pas parler à une gamine des mystères de la sexualité, lui expliquer le processus de la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde ; d’ailleurs, elle en serait bien incapable. Et la fillette, partie comme elle l’est ce jour-là avec son visage soucieux, un peu buté, n’y comprendrait rien ; en prime, elle risquerait de continuer à demander : « Non, avant, encore avant ! »