En 6 ans, Phanee De Pool s’est affirmée comme l’une des artistes suisses les plus populaires de sa génération. Depuis son premier album Hologramme, elle développe un style de chanson francophone atypique et bigarré, qui séduit bien au-delà des frontières helvètes. Trois ans après son précédent opus Amstram, elle nous dévoile Algorythme, sorti le 6 octobre dernier sur son label Escales Records.
Si Fanny Diercksen est aujourd’hui Phanee De Pool, c’est à la faveur d’un véritable renouveau . Née en 1989 à Bienne en Suisse, elle passe ses premières années dans la commune de Bévilard, auprès de parents qui évoluent dans l’univers des arts et du spectacle. Sa mère Frédérique Santal est professeur de piano et également créatrice de marionnettes. Quant à son père Laurent Diercksen, ancien animateur de la radio RJB avec son épouse, il est également artiste peintre et créateur de spectacles de music-hall. C’est dans ce contexte que la jeune Fanny joue les clowns et les présentatrices dans les spectacles montés par son père. Vers 11 ans, elle y officie comme comédienne pour des sketches au sein de l’association Grockland, dédié aux jeunes talents du cirque.
La musique, quant à elle, n’est jamais absente de son univers : depuis son jeune âge, elle grandit en écoutant le répertoire classique de sa mère et les disques de jazz que collectionne son père (notamment Louis Armstrong et Ella Fitzgerald). C’est pourtant à son corps défendant que sur l’impulsion de ses parents, elle s’initie à la pratique instrumentale en école de musique : elle s’essaye tout d’abord à la clarinette, puis au saxophone ou encore le piano, suivant également une année de cours dans une école de jazz à Lausanne.
Puis à l’âge de 14 ans, elle se voit offrir sa première guitare, instrument dont elle tombe rapidement sous le charme et avec lequel elle écrit ses premières compositions. Des chansons qu’elle interprète par la suite au sein du Fanny Diercksen Trio, son premier groupe au sein duquel elle tourne de 2008 à 2010, en compagnie du guitariste Cyprien Rochat et du contrebassiste Thomas Gasser. En 2009, alors âgée de 19 ans, elle fait aussi une participation remarquée au télé-crochet La Nouvelle Star sur M6.
Vivant difficilement de son art et désireuse de prendre son indépendance, elle abandonne sa toute jeune carrière et se fait engager dans les rangs de la police à Tavannes. Une expérience à la fois formatrice et douloureuse, pendant laquelle elle se confronte à la dureté et aux pires aspects de la condition humaine. Puis un nouveau tournant survient le 11 septembre 2016, alors qu’elle regarde à la télévision une énième rétrospective des attentats ayant frappé en 2001 les tours jumelles du World Trade Center de New York. C’est la goutte de trop: ce climat anxiogène dans lequel elle vit la sature et elle refuse désormais de s’y enfermer. Ce faisant, elle résilie son abonnement télé et sur un coup de tête, elle écrit une chanson intitulée « Luis Mariano », qui raconte avec auto-dérision ses galères passées pour vivre en tant qu’artiste. A l’aide de sa guitare, d’un clavier et de son ordinateur, elle enregistre immédiatement le morceau et le poste sur la plateforme audio MX3. Surprise: le morceau cumule plus de 1000 vues en une nuit et elle reçoit ses premiers messages de soutien. Un tremplin inattendu qui lui redonne du courage pour s’affirmer comme artiste musicale.
Dans la foulée, elle abandonne donc son uniforme pour reprendre en main sa carrière de musicienne, qui renaît sous un nouveau pseudonyme : Phanee De Pool, verlan de loop et allusion à son ancien métier. L’année suivante, le public découvre son premier album Hologramme, qui sort sur le label Escales Records qu’elle a créé avec son père. L’opus rencontre un beau succès et se retrouve nominé au Swiss Music Awards 2018. Il est aussi récompensé en France du Prix de l’Académie Charles Cros. S’ensuit une série de concerts qui se succèdent au gré d’une tournée, l’amenant aux quatre coins de la francophonie européenne et sur plusieurs scènes à l’étranger, jusqu’en Corée du Sud pour 5 concerts en mars 2018. A l’été de cette même année, elle créé aussi un format de spectacle avec orchestre de chambre, aux côtés de l’ensemble Découvrir qui l’accompagne sous la direction du pianiste et arrangeur parisien Étienne Champollion.
En 2019, elle poursuit sur sa lancée et créé son 2e album Amstram, qui sort l’année suivante entre deux vagues de Covid 19. Elle met sur pied un nouveau spectacle intitulé Symphogramme, revisitant son répertoire en version symphonique avec l’ensemble Amati, sous la direction de Marc Tairraz.
Aujourd’hui, l’artiste célèbre la sortie de son nouvel album Algorythme, paru le 6 octobre dernier chez Escales Records.
Dès les premières seconde de la chanson-titre ouvrant ce nouvel opus, on retrouve la patte bien caractéristique de Phanee De Pool, un art vocal où le rythme prédomine. Depuis son premier album, elle développe un style de chanson parlée, suivant un phrasé qu’elle a baptisé le “slap” : une vocalité fondée sur un va-et-vient fluide entre la fluctuation du slam et la scansion du rap. Cet aspect percutant marque notamment des titres comme le pré-cité « Algorithme » ou encore « Moineau des villes ». Sur plusieurs morceaux, elle allie ce phrasé percussif à un chant très mélodieux et parfois vibrant. On le savoure notamment à l’écoute du single « Noyés dans la masse », dans laquelle la jeune femme révèle un timbre subtil et tout en retenue, presque jusqu’au murmure. D’autres chansons telles que « Ton prénom » sont également colorées de polyphonies vocales en scat, aux accents vocaux proches de l’artiste Camille, une des références majeures de l’artiste.
Afin d’accompagner sa voix aventureuse, Phanee De Pool a créé des instrumentaux hétéroclites, empruntant à des répertoires divers. Elle y conserve principalement les teintes électroniques des débuts, qui perdurent via des interventions mélodiques ou des accords réalisés sur son synthétiseur. Fidèle à elle-même, la Suissesse intègre aussi des techniques de productions empruntées à la sphère du rap des années 90 et 2000 : l’inspiré « C’est un art » se conclut ainsi sur un sample tiré de la lecture du fameux poème « Liberté », enregistrée en 1947 par son auteur lui-même, le poète Paul Éluard. Des titres comme « Couple en solitaire » et « Moineau des villes » sont structurés quant à eux sur des rythmiques électroniques appuyées, dans un esprit tour à tour trip hop ou boom bap new yorkais des années 90.
Si sa musique préserve son socle « artisanal » et solitaire, Phanee De Pool ne navigue pas en solitaire pour cette nouvelle aventure. De fait, Algorythme a été co-réalisé avec Étienne Champollion, connu pour son travail avec Bertrand Burgalat ou encore Keren Ann et avec lequel elle collabore depuis la tournée de 2018 avec l’ensemble Découvrir. À partir des voix et parties instrumentales enregistrées par l’artiste, le pianiste et compositeur français lui a ici conçu de somptueux arrangements orchestraux interprétés par une trentaine de musiciens, issus pour certains de l’ensemble rochellois Sortilège. Cette formation confère alors une ampleur et une force supplémentaire au discours musical de Phanee De Pool, d’où émergent notamment de belles parties solistes et des sections de cordes à la puissance expressive indéniable.
De manière générale, ces habillages sonores révèlent un contrepoint ciselé et un style élégant, enraciné dans une esthétique inspirée des musiques savantes européennes. On y trouve également quelques dynamiques et couleurs harmoniques plus proches du jazz et parfois même de la comédie musicale. En témoigne la version orchestrale du sensuel « Bâton vanille », l’un des grands succès de Phanee De Pool, dont les sections de cordes peuvent rappeler les orchestrations des grandes comédies musicales de l’âge d’or hollywoodien.
Ce “melting pot” instrumental porte ici 12 nouvelles chansons, dont les textes sont empreints de poésie réaliste et imagée. Une écriture par laquelle Phanee De Pool continue de poser un regard perspicace et alerte autour du quotidien, à l’image de ses deux premiers albums. En l’occurrence, le fil rouge de cet opus est tissé autour de nos addictions et obsessions multi-formes. Elles se retrouvent ici incarnées par l’algorithme, cet avatar désormais omniprésent de la modernité technologique, adoptant les traits d’un personnage diabolique et insidieux sur le titre d’ouverture. Plus largement, la trentenaire aborde certains des aspects les plus saillants du monde tel qu’il tourne actuellement. Parmi eux, des problématiques comme celle de la précarité et de l’invisibilisation sociale sur « Moineau des villes », dont le propos met en scène un sans-abri qui observe le monde depuis son abri de fortune.
Par ailleurs, les passions amoureuses, parfois inassouvies ou vécues par procuration, occupent une place plus importante que sur les prédécesseurs d’Algorythme : elles sont notamment la trame des morceaux « Le poids des mots », « Couple en solitaire » et « Tasse opaline », dans lesquelles elles sont sublimées par des atmosphères brumeuses tantôt légères et délicates, tantôt plus sombres et tourmentées.
À l’instar de ses créations précédentes, Phanee De Pool traite également de questionnements et constats existentiels. Sur « Noyés dans la masse », elle pointe ainsi la caractère éphémère de notre condition humaine ainsi que sa petitesse, face à l’immensité de l’univers. Quant à « C’est un art », l’artiste l’a écrit il y a trois ans pour l’opération “Liberté Poétique” initiée par RTS Culture. Elle y donne sa définition personnelle et étendue de la liberté, sous son point de vue de femme vivant dans les années 2020 dans un pays démocratique et libre. Une interprétation qu’elle présente sous une oralité regorgeant d’éloquence, d’une manière qui semble aussi proche de la récitation poétique que de la plaidoirie d’avocat.
On le découvre assez vite, la vision de Phanee De Pool fait le trait d’union entre une certaine fraîcheur héritée de l’enfance et la lucidité souvent amère des expériences de l’âge adulte. À cet égard, elle affiche une sensibilité tour à tour empathique et introspective, qui ne pêche ni par niaiserie, ni par trivialité gratuite. Ce qui ne l’empêche nullement de décocher ça et là quelques flèches d’impertinence joyeuse et malicieuse. Preuve en est avec l’amusant « Dites Henri » en duo avec l’iconique Henri Dès, conçu comme un battle verbal au cours duquel le « grand moustachu au coeur tendre » se prête à l’exercice du slap. Ainsi, la tendresse a plus que jamais voix au chapitre dans cet album. Elle se manifeste de façon encore plus flagrante sur « Le chien de Pool », que Phanee De Pool a écrite comme une déclaration d’amour adressée à sa chienne Léone, qu’elle a adoptée il y a deux ans. Certains passages dévoilent également une verve comique similaire au stand up, rappelant son passé d’enfant clown et qu’on pourrait rapprocher d’artistes françaises comme Anaïs.
À travers Algorythme, Phanee De Pool a enrichi son identité musicale et renouvelé les contours de son univers aussi étonnant qu’attachant, au sein duquel on se laisse transporter de la première à la dernière seconde. S’y déploie une esthétique aux couleurs claires-obscures, qui navigue harmonieusement entre une mélancolie réchauffante et de bonnes vibrations communicatives. Un style rafraîchissant que l’artiste distille aujourd’hui sur sa tournée, passée en France le 8 novembre dernier à l’Archipel de Paris. À ce sujet, espérons que ses futurs concerts sur notre sol verront le jour prochainement dans l’Ouest…
L’album Algorythme de Phanee De Pool est sorti le 6 octobre 2023 chez Escales Records (distribution Willy Lugeon).
Disponible à l’écoute sur les plateformes :
Phanee De Pool sera de nouveau à l’Archipel de Paris le 6 décembre 2023, pour un concert seule en scène.