Dans Divine Sélénas, paru aux Éditions La Part Commune, Pierre Kyria écrit six nouvelles « melliflu ».
Pierre Kyria est à la fois un romancier prolixe et un écrivain discret. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, romans et essais, c’est aussi un critique littéraire averti au Monde, au Magazine Littéraire ou à Combat où il dirigea naguère la page littéraire. Avec pour boussole l’exigence d’une écriture aussi précise qu’économe et le souci, dans sa quête romanesque, de fouiller les travers de l’âme ou de saisir, en quelque instantané, l’Amour aux aguets, dans une perspective qui rejoint les grandes voix de notre « siècle des chimères », de Proust à Julien Green, pour sa plongée dans les gouffres de l’être, ou de Mauriac à Jouhandeau dans l’exaltation de l’étriqué provincial ou du naturel melliflu (un de ses adjectifs préférés). Disons, pour tenter d’exprimer le mystère des mouvements intérieurs, qu’il entend faire de personnages communs d’héroïques quelconques et du sentiment amoureux, en une formule paradoxale, le « trop-plein d’un vide ». Il nous revient aujourd’hui avec un roman en six parties, qui sont tout autant de nouvelles, auquel il donne le titre théâtral de Divine Sélénas.
Cette Sélénas qui ouvre le récit est, en fait, une diva comme le fut la Callas ou cette autre stupéfiante cantatrice brésilienne qui fit, dans les années quarante, les belles soirées du Metropolitan Opera, Bidu Sayão.
C’est d’une Brésilienne qu’il s’agit là, en effet, mais, à l’inverse de la soprano historique, celle-ci est née dans les favelas de Rio, orpheline et confiée à l’assistance publique, comme souvent les personnages de Kyria. En fait, Valentina Mendes, élevée par les religieuses de la Sainte-Croix, a la chance de chanter juste et bien dans la chorale et d’y puiser son futur. Comme dans les contes de fée, elle trouve son « adjuvant » en la personne d’un riche quinquagénaire, Manuel de Sélénas qui, au bout du conte, après avoir violé l’adolescente, saisi d’un remords lacrymal, l’adopte, la dote richement et l’envoie à Paris où le Conservatoire de musique fera d’elle une immense chanteuse d’opéra. L’opéra, qui est « un mirage esthétique », sera toute sa vie. On ne se débarrasse jamais de ce qu’on pourrait appeler les « brûlures du matin », et le lot d’existence qui lui échoit est fait de solitude dans la splendeur du luxe ou la trompeuse réussite, sans nulle âme sœur. « Je me suis toujours mal accommodé de moi-même et rêvé d’être ailleurs et autrement », dit à un autre des six étages de ce livre, un personnage tout aussi paumé ou problématique. Et voilà cette jeune et belle femme comme en produit l’exotique Amérique du Sud en son brassage des sangs et des races, affublée d’une identité empruntée au hasard d’une rencontre avec le mâle honni – la « Bête », dit-elle – qui fut son tsunami psychologique. Mais femme forte, car aguerrie, ayant très tôt compris les lois de la jungle humaine, elle se construira, en même temps qu’une identité, une personnalité impérieuse. Chanteuse d’opéra, totalement identifiée à la scène et aux falbalas de l’illusion, sa vie se déroulera dans le masque, jusqu’au jour où, au comble de la réussite mais au prix de quelque travers, elle disparaît, laissant ses admirateurs, son public, son entourage et toute la presse people dans l’incertitude. Et nul ne connaîtra son destin, son point de chute… sauf le lecteur de l’histoire. Avec dans ce fil romanesque, admirablement tissé, un nœud gordien, un climax qui éclate dans le feutre et l’indicible secret, et donc sur lequel on ne dira rien car, en lecteur de Barbey d’Aurevilly, Pierre Kyria sait manier une plume diabolique. Disons seulement que l’aventure a une fin heureuse, pour autant que le bonheur soit de ce monde ou puisse être véritablement défini autrement que comme une invention du réel, ou disons justement une chimère.
Rien n’est plus hasardeux que le réel, et voilà, maintenant, cet homme, que sa femme a plaqué et qu’elle met dans le train d’un autre destin, un single, jamais mieux nommé pour bercer cette solitude qui habite tous les personnages de ce livre. Et voilà qu’en cette cabine solitaire, mal verrouillée, surgit en pleine nuit une apparition, une femme en sa splendide nudité, éveillant à une nuit d’amour qui, pour être ardente et folle, n’en est pas moins aussi « transfigurée » qu’une vision mystique. En fait, s’est-il vraiment passé quelque chose ? Tout n’est vu qu’avec « les yeux de la nuit » (titre d’un autre livre de Pierre Kyria).
Et ce « Polisson » de comptable ? Mais oui, c’est le nom de cet homme par ailleurs doté d’un sexe inaccompli qui, après quelques embrouilles d’écriture au débours de magouilles et de trafic d’armes, se retrouve ruiné et brisé, sans pour autant cesser de porter haut la solitude de son couple et sa médiocrité. Ailleurs, un vieux professeur d’université, cintré de certitudes et de vaine science, au terme d’une existence où tout – autrement dit le bonheur – lui échappe, ne sait que dire et répéter, avant de finir dans quelque Ehpad, « j’ai assez de ma vie ».
Au passage, l’auteur qui est un peu revenu de tout – sans qu’on puisse forcément accuser son âge (« Je venais d’avoir quatre-vingts ans », dit un de ses personnages) – dresse un portrait sévère, tamisé d’ironie, de notre présent décevant : société de mercantilisme et de fric, égoïsme forcené et malversations en tout genre et Pierre Kyria a cette heureuse formule qui la définit si bien : « une société marchande qui apprivoise le mal d’être par le avoir plus » . Quant à la modernité ? « La révolution informatique » ne présente aux yeux de ce « naufragé de la Méduse » que des « perspectives de robotisation », lui qui ne cherche que « l’humain, trop humain » cher à Nietzsche, dont les valeurs s’évaporent. D’où ce constat philosophique et pascalien :
« Nous ne sommes, atome par atome, que les restes du Big Bang, de la poussière d’étoiles, on doit bien en avoir reçu en héritage cette passion de courir après des mirages esthétiques qui nous consolent de la logique, de l’autoanalyse auxquelles nous sommes constamment astreints, nous font transgresser un instant cette matérialité pure qui nous enchaîne et nous console sans doute des perspectives sur notre fin dernière. »
Par chance, le rayon de soleil, si nécessaire au paysage gris ou noir de ce « Chaminadour » (Guéret est ici une ville de référence) au décor jouhandulcien (si l’on peut dire) – « une ville moyenne, l’air plutôt calme et recueillie avec son serre-tête de vieilles pierres » – est une certaine Zelda, un prénom qui puise aussi bien du côté de l’égérie de Scott Fizgerald, que de la princesse virtuelle de la Legend of Zelda, un jeu vidéo nippon. « Zelda déguisée en princesse orientale… un long caftan orangé, zébré de fils d’or, et un turban de même tissu » est, en fait, une zonarde pleine de jeunesse, espiègle et rebelle, fascinée par les vieux objets, antiquailles et vide-greniers, financièrement assistée mais fière, d’une fraîcheur inédite dans cette galerie de foireux ou de has been, qui va finalement, en tenant la main secourable d’un antiquaire en débâcle, connaître dans la fuite vers le Sud – un des thèmes du romancier – un paradis perdu dans « la lumière melliflue » pour tant d’autres ; et pour couronner le tout, elle aura un enfant. C’est le thème de « l’amour aux aguets » où il ne s’agit de rien de moins que de « réinventer la vie ». Finalement, et pour chaque protagonistes de ces six récits, « On s’évade de soi comme on peut et on risque toujours de gagner quelque chose en se travestissant en personnage imaginaire ».
On ne peut, pour avoir le fin mot de ces histoires, que s’en remettre à Proust dont l’exergue des plus justes nous apprend qu’« aimer est un mauvais sort, comme ceux qu’il y a dans les contes, contre quoi on ne peut rien jusqu’à ce que l’enchantement ait cessé ». En revanche, l’enchantement du lecteur de pareil livre ne connaît pas de fin.
Divine Sélénas de Pierre Kyria. Éditions La Part Commune. 228 pages. Parution : 7 septembre 2023. 20€
Dessin :@inesengribouillis
Bensoussan, mieux que quiconque, sait mettre le lecteur en appétit. Tout comme le magistral Pierre Kyria, semble-t-il. Grâce leur soit rendue!