Avec la mort de Pierre Nora, survenue le 2 juin 2025 à l’âge de 93 ans, la France perd non seulement l’un de ses plus grands historiens, mais aussi l’un de ces rares artisans de l’intelligence collective qui savaient hisser le débat public à la hauteur de la complexité du temps.
Il appartenait à une génération qui pensait l’Histoire avec la gravité du témoin et la lucidité du bâtisseur. Pierre Nora n’a jamais écrit pour divertir, pour plaider, ni pour flatter. Il a écrit pour comprendre. Pour faire de l’histoire une interrogation permanente, pour dégager les strates successives de la mémoire collective française et en scruter les tremblements.
« Il n’y a pas de mémoire pure, il n’y a que des constructions historiques du passé. »
*Pierre Nora, Les Lieux de mémoire
Né en 1931 à Paris dans une famille marquée à la fois par la République et par la tragédie de la Shoah, normalien, il devient très tôt l’un des maîtres d’œuvre du renouvellement des sciences historiques françaises. Après un passage par l’enseignement en Algérie dans les années 1950, où il découvre la complexité des identités coloniales et nationales, il se consacre rapidement à l’édition et à la recherche.
En 1984, il publie l’œuvre qui le rendra mondialement célèbre : Les Lieux de mémoire. Ce projet titanesque, rassemblant des dizaines d’auteurs, offre à la France un miroir d’elle-même. De la Marseillaise au Panthéon, de l’école républicaine au roman national, Nora met en lumière les lieux symboliques par lesquels un peuple forge et rejoue sans cesse son propre récit.
Dans une France traversée par les débats sur la mémoire de la Shoah, de la colonisation, des guerres et des fractures idéologiques, son entreprise devient un repère cardinal. Pierre Nora invente ainsi une discipline presque nouvelle : l’histoire de la mémoire. Ou plutôt : la compréhension des rapports entre histoire et mémoire — où se joue, selon lui, le destin politique des sociétés modernes.
Mais Pierre Nora fut bien plus qu’un historien. Chez Gallimard, où il dirige longtemps les collections d’histoire, il accompagne les travaux de quelques-uns des plus grands penseurs français du XXe siècle : Michel Foucault, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Le Goff, François Furet, Mona Ozouf, Paul Veyne… Il participe ainsi à faire de Paris l’un des centres mondiaux des sciences humaines.
En 1980, il fonde avec Marcel Gauchet la revue Le Débat, qui devient pendant 40 ans un laboratoire exceptionnel de confrontation d’idées. Ni partisan, ni tiède : Le Débat incarne l’intelligence française dans ce qu’elle a de plus exigeant. Un lieu où l’on pense avant de juger.
Élu à l’Académie française en 2001, Pierre Nora entre sous la Coupole avec cette sobriété qui fut la sienne toute sa vie. Son discours de réception, d’une élégance rare, témoigne de son attachement à la responsabilité de l’intellectuel dans la Cité. Jusqu’au bout, il refusa les facilités du prêt-à-penser, inquiet de voir l’histoire se dissoudre parfois dans les usages partisans de la mémoire.
Marié depuis 2012 à la journaliste Anne Sinclair, père d’un fils, Pierre Nora cultivait une pudeur toute française. Dandy discret, il fut de ces figures que l’Europe intellectuelle regarde avec respect : une synthèse de rigueur méthodique, de vision politique et de liberté d’esprit.
Sa disparition ferme une page singulière de l’histoire des idées françaises. Mais son œuvre demeure, immense et féconde, pour les générations futures.
Avec Pierre Nora disparaît l’un des derniers grands sculpteurs du temps long.
À propos de Pierre Nora
Né en 1931 à Paris, Pierre Nora fut successivement professeur d’histoire, éditeur chez Gallimard, directeur de collection, fondateur de la revue Le Débat et membre de l’Académie française. Son travail sur la mémoire collective a profondément renouvelé les sciences historiques. Il est notamment l’auteur de Les Français d’Algérie (1961), Les Lieux de mémoire(1984-1992) et Présent, nation, mémoire (2011). Marié à Anne Sinclair, il s’est éteint le 2 juin 2025 à Paris.
Sélection bibliographique
- Les Français d’Algérie (1961)
- Les Lieux de mémoire (dir., 1984-1992)
- Essais d’ego-histoire (dir., 1987)
- Le Débat : trente ans d’une revue (2010)
- Présent, nation, mémoire (2011)
- Jeunesse (2021, autobiographie tardive)
