« Écouter la télé », tel est l’objectif que s’est fixée Anaïs Lefevre-Berthelot. Dans ses recherches, l’enseignante-chercheuse en civilisation américaine à Rennes II explore tant la dimension métaphorique que la dimension physique de la « voix des femmes » dans les séries américaines.
Après avoir consacré sa thèse à l’étude de la voix dans les séries américaines à travers le prisme du genre, elle souligne l’intérêt des séries en termes de recherche. Elles seraient à la fois des produits commerciaux, des œuvres artistiques et des objets culturels. « Il y a un réel aller-retour entre société et séries, sans que l’on puisse nécessairement savoir lequel influence l’autre. »
Des acteurs ou réalisateurs de cinéma, tels David Lynch, s’impliquent aujourd’hui dans la création de séries. Michelle et Barack Obama ont récemment annoncé un partenariat avec Netflix. Des festivals consacrés aux séries comme Sérimania émergent peu à peu. Les séries sont partout. Les femmes le sont moins.
Dans les coulisses
La situation des femmes au sein de l’industrie évolue très peu depuis 10 ans.
À l’écran
Dans les meilleures séries actuelles, les femmes sont-elles réellement des hommes comme les autres, tel que l’affirme sa consœur Marjolaine Boutet ? Pas selon Anaïs Lefevre-Berthelot. Selon elle, « les cas où cela se vérifie se comptent sur les doigts de la main. C’est l’horizon à atteindre: qu’on ne s’étonne plus d’avoir une policière corrompue ou une femme qui réussit et assume son pouvoir. Qu’on ne parle pas toujours de leur corps. » Les séries tendent en effet à montrer une vision encore très stéréotypée de la femme. Elles y sont souvent plus jeunes, identifiées par statut marital et beaucoup moins montrées au travail en train de travailler. Elles sont également régulièrement présentées comme des « hystériques, pleurant ou hurlant ».
Ce constat change drastiquement dès lors que des femmes sont en coulisse. Malgré des chiffres qui évoluent lentement, Anaïs L.B explique que les carrières à Hollywood impliquent une — parfois longue — période d’apprentissage et que les femmes grimpent peu à peu les échelons de la hiérarchie hollywoodienne.
Se développant plus facilement sur des plateformes web (Netflix, Amazon) qui peuvent s’affranchir du contrôle des chaines généralistes, les séries créées par des femmes donnent à voir une vision beaucoup plus réaliste de l’existence féminine. Fortes, indépendantes, ambitieuses, noires, bisexuelles: les caractéristiques de leurs héroïnes sont beaucoup moins convenues. Les personnages de séries aux créatrices féminines telles que Grey’s Anatomy, Scandal, Crazy Ex girlfriend, Orange is the new black en sont un échantillon.
Ces plateformes permettent ainsi l’émergence de séries « de niches » ciblant des populations particulières et parfois délaissées à l’écran, allant des femmes « âgées » dans Grace et Frankie aux latinas dans Jane the Virgin et Devious Maids, produite par Eva Longoria. En outre, le format long des intrigues dans les séries permet — et rend nécessaire — l’existence de personnages plus nuancés selon Anaïs L-B. On noterait ainsi une plus fidèle représentation de la femme dans les séries qu’au cinéma. Les actrices tendent ainsi à quitter le grand écran pour le petit écran. C’est la stratégie adoptée par Nicole Kidman en rejoignant le casting de Big Little Lies.
Les incitations financières d’associations poussent en outre les chaînes généralistes à transformer des personnages blancs en personnages de couleur dans leurs scénarios, augmentant encore la diversité de la représentation féminine sur petit écran. Qu’en est-il des clichés véhiculés à travers l’utilisation de leur voix ?
Aux oreilles
Les voix off qui apparaissent dans les séries à partir des années 50 sont dans un premier temps masculines. Il faudra attendre vingt ans et le milieu des années 70 pour entendre des femmes. Après analyse, celles-ci sont cependant très différentes de celles de leurs congénères masculins.
Les premiers exemples de voix off masculines correspondent à l’adaptation aux écrans de séries policières originellement destinées à la radio. Le< personnage s’exprimant est omniscient, sait tout, ne doute jamais et contrôle réellement le récit et ses aboutissants. Il est également souvent dans une position d’autorité dans la société : auteur, producteur, policier, puis père dans How I met your mother…
Dans les années 70, on note l’apparition des premières voix off féminines, peu nombreuses. Les contextes dans lesquels celles-ci s’expriment sont cependant extrêmement différents de ceux des hommes évoqués précédemment. Elles interviennent pour raconter des histoires intimes, à la première personne, offrent un témoignage plutôt que la vérité qui reste le monopole du mâle. C’est par exemple le cas de Laura Ingalls dans la petite maison dans la prairie.
Les années 90 marquent un tournant. Dans Sex and the city, la voix off est toujours utilisée pour raconter l’intimité, mais change en cela qu’elle a désormais à un écho, elle a vocation à parler à toutes les femmes. « Cela correspond au féminisme de l’époque. Le “personnel” devient général puis revendicatif, » explique Anaïs Lefevre-Berthelot.
Les voix des personnages masculins évoluent elles aussi, on les entend dorénavant douter, faire preuve de sensibilité, comme le personnage de J.D dans Scrubs.
Les voix des deux sexes évoluent vers une vision plus nuancée de l’un comme de l’autre. Cet élan est cependant limité par les contraintes d’une industrie qui aime se reposer sur ses acquis et redoute la prise de risques, regrette la maître de conférences. Car la production de séries est avant tout une industrie. Lorsqu’on l’interpelle sur le paradoxe dans le choix d’actrices à la plastique bien plus valorisante que la moyenne jouant des femmes luttant pour ne pas être jugées uniquement sur leur physique, Anaïs Lefevre-Berthelot est sans appel. « Ce n’est pas du documentaire, ça reste une industrie qui vend du rêve. Une industrie qui vend tout court. Les belles actrices, ça vend du rêve, du parfum, des produits dérivés ».
Des séries aux univers se prolongeant au-delà des écrans
Les séries ont en effet un impact bien plus important que leur diffusion pure d’un point de vue commercial comme sociétal. Desperate housewives a vu son univers se perpétuer à travers des jeux vidéos et publicités reprenant la voix off qui suit les personnages durant l’ensemble de la série.
La fiction se mue ainsi en réel lorsque les publicités pour lessive ou Maggie reprennent la voix off française du feuilleton. « La voix permet de rendre le spectateur encore plus captif, l’histoire continue », explique Anaïs Lefevre-Berthelot.
C’est d’ailleurs de cette propension à attirer le consommateur en liant produit de la vie quotidienne et série qui a donné son nom aux soap operas, destinés avant tout à faire vendre les savons dont la promotion était faite entre les segments d’épisodes. Les séries étaient alors sponsorisées par des marques de lessive ou de cosmétiques.
Quel avenir ? En septembre 2017, Big Little Lies et La servante écarlate étaient les deux grandes gagnantes des Emmy Awards (équivalent des Oscars pour la télévision). Deux des actrices principales en sont productrices et ont été à l’instigation du mouvement Time’s up, qui incite à la solidarité féminine en créant un fonds de soutien aux victimes de harcèlement sexuel. Les femmes sont ainsi bien décidées à prendre la place qui leur revient au sein du monde — trop masculin — de la série télévisée.