Toutes les vies, Rebeka Warrior cherche une vie bonne au bord du gouffre

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Rebeka Warrior Toutes les vies

Il y a des livres qui racontent une histoire, et d’autres qui racontent une vie qui refuse de se laisser écraser. Toutes les vies (Stock, 20 août 2025), premier roman de Rebeka Warrior, appartient à cette seconde famille. Tout son art et toute sa trajectoire y apparaissent comme une révolte dynamique et artistique de la créature contre le créateur – ou plutôt contre le nihilisme d’une existence sans signification. Face au vide, à la maladie, à la mort, elle cherche une vita beata, une vie bonne, par tous les moyens : l’amour, le sexe, la drogue, la musique, l’écriture, puis peu à peu la spiritualité.

Au centre du livre, il y a Pauline. Pauline aimée, Pauline désirée, Pauline fauchée par un cancer du sein à trente-six ans. Rebeka Warrior raconte l’amour incandescent, puis la mort brutale, et ce passage brutal « d’amante à aidante », avant de se découvrir « veuve à trente-neuf ans ». Les scènes d’hôpital, les odeurs de désinfectant, les corps affaiblis, les nuits blanches à veiller : tout est là, sans fard. Mais ce qui affleure aussi, c’est la manière dont l’amour charnel, la sueur, la cyprine, les lits défaits, deviennent une manière obstinée d’arracher du sens au désastre, de tenir tête à l’absurde.

La langue de Rebeka Warrior est une langue de survie : brute, cassée, haletante. Phrases brèves, listes, éclats de souvenirs, journaux intimes morcelés… On lit comme on suit un souffle qui menace à tout moment de se rompre. Elle convoque Sartre, Hesse, Guibert, Rousseau, « ces vieux philosophes cis, blancs et morts » avec lesquels, dit-elle, elle finit par composer malgré tout. Ces références ne sont pas des poses : elles sont autant de tentatives de dialoguer avec ceux qui, avant elle, ont affronté le non-sens, la déréliction, la tentation de renoncer.

Toutes les vies est aussi un roman lesbien, pleinement. Non pas pour cocher la case d’un militantisme attendu, mais parce qu’il place au centre un amour entre femmes qui refuse l’invisibilité. Rebeka Warrior ne change pas les prénoms, ne protège pas l’intime derrière des paravents romanesques : elle dit Pauline, elle dit leur lit, elle dit leurs corps, leur désir. Cette exposition volontaire est une autre forme de révolte contre le nihilisme : si tout doit finir, alors autant que cela finisse en ayant vécu pleinement, en ayant aimé sans travestir ce que l’on est.

Mais la révolte ne s’arrête pas à la mort de Pauline. Le livre bascule alors dans l’après : le soulagement coupable au terme d’une agonie trop longue, le deuil qui ne passe pas, la dépression, l’appel des drogues, des nuits sans fin, des conduites à risque où le sexe et les produits deviennent des anesthésiants autant que des expériences limites. Là encore, Rebeka Warrior pousse jusqu’au bout la logique de la créature qui refuse de se soumettre au vide : si la vie ne veut pas donner de sens, elle ira l’arracher à l’intensité, quitte à flirter avec l’autodestruction.

Peu à peu pourtant, une autre voie se dessine. La musique, déjà, comme art de transmutation : transformer le chaos en sons, les crises de panique en pulsations électroniques, les souvenirs en refrains. Puis la méditation zen, les retraites silencieuses, les pratiques spirituelles cherchant moins un « Dieu » qu’une forme de paix intérieure. Tout Toutes les vies peut se lire comme le récit de cette tension : d’abord la révolte par les excès – sexe, drogues, nuits, fêtes comme remparts contre le néant –, puis la révolte par l’approfondissement, par le travail patient de l’esprit. Chercher une vita beata par tous les moyens, c’est d’abord griller ses cartouches dans la répétition des dérives, puis consentir à d’autres formes d’intensité, moins spectaculaires mais plus durables.

Certes, Toutes les vies n’est pas un roman lisse : certaines tournures sont hachées, quelques passages paraissent moins maîtrisés, comme si la phrase trébuchait en même temps que la narratrice. Mais cette rugosité tient aussi lieu de signature. Le livre ne prétend pas être parfait, il préfère être vrai. Il documente une existence qui refuse de se résigner, une créature qui ne cesse de faire procès à la vie, à la mort, au hasard, et qui tente malgré tout de trouver une forme de paix – une manière d’habiter le monde sans renoncer à la lucidité.

Toutes les vies, Rebeka Warrior, éditions Stock, 288 p., 20,90 €. Parution : 20 août 2025