Avec La Reine des neiges, Béatrice Hammer revient avec un roman touchant qui parle d’une femme qui cherche à comprendre sa mère, plus de dix ans après sa mort…
Au début il y a cette femme. Cette photo magnifique de beauté. Et qui est-elle ? Précisément ce que dit le titre de ce livre – le tout dernier de Béatrice Hammer – : la reine des neiges. Pour tout lecteur quelque peu curieux ou cultivé, on reconnaîtra là un des contes les plus connus de Hans Christian Andersen, qui a laissé sur les quais de Copenhague sa petite sirène, et sur les grands plaines blanches de Laponie cette reine dans son palais de glace et cet immense lac ; l’air est envahi d’une multitude de petits bouts de verre, nés des sortilèges du Diable, dont l’un est entré dans l’œil, l’autre au cœur de ce jeune homme que l’immense beauté de la reine, glissant sur son traineau, a séduit et entraîné derrière elle, et qui, désormais indifférent à l’amour de Gerda, ne sera qu’une statue de glace pour la femme aimée… Jusqu’au jour où les chaudes larmes de la jeune fille feront fondre ces bris de glace dans l’œil et le cœur de Kay. N’allons pas plus loin. La romancière nous campe donc cette femme qui, dans son figement et sa rigueur, apparaît comme une statue de sel et qui est – et fut – sa mère. Une mère qu’elle essaie, quinze ans après sa mort, de comprendre enfin.
L’entrée en matière rappelle inévitablement l’incipit du roman primordial d’Albert Camus :
« Ma mère est morte il y a quinze ans.
Je n’ai pas été triste. »
Ce préambule ouvre à l’étranger, sans que Béatrice soit Meursault, Mais c’est bien du thème de l’Étranger qu’il s’agit dans ce récit : La mère étrangère à sa fille. La mère étrangère à elle-même. La mère, étrangère dans cette région du nord de la France où le grand-père polonais affublé d’un nom imprononçable, qu’on ne manquera pas de railler – « Ouh la Po-lo-nai-seu », scandent cruellement les enfants –, a ce prénom impossible : Wawrzyn. Et l’autre grand-père est d’origine autrichienne, et voilà pour l’ascendance contrastée de la narratrice. Maurice Chevalier a eu beau chanter « Et tout ça, ça fait d’excellents Français », il n’empêche que la maman de la narratrice a eu toutes les peines du monde à acquérir la nationalité française :
« Bien qu’elle soit née en France, ma mère est-elle restée, au fond d’elle-même, une étrangère ? A-t-elle passé sa vie à essayer de se faire accepter, en n’étant jamais sûre d’y être bien arrivée ? Nous cachait-elle sa peur de se faire rejeter ? »
Rien d’existentialiste dans tout cela, même si l’absurdité du monde saute aux yeux. Mais Béatrice Hammer, qui nous a ravis naguère avec sa Princesse japonaise, son premier roman tant remarqué, ou sa Petite chèvre qui rêvait de prix littéraires, va puiser quelques pistes dans les livres de contes, et c’est la Reine des neiges, d’Andersen, qui lui fournit la clé ou plutôt les ressorts de son récit.
Et voici une des scènes clé de ce livre :
« Un jour… j’ai acheté une rose blanche pour l’offrir à ma mère. Une fois à la maison, d’une manière un peu gauche, je la lui ai tendue. Elle n’a pas dit merci. Elle m’a regardée d’un air soupçonneux, et elle m’a demandé ce que j’avais à me faire pardonner. Cette fois-là j’ai compris qu’en plus d’être dure et tranchante… elle portait des œillères… L’œil déformé par le miroir du diable, ma mère voyait de la laideur là où il y avait du beau… Pour elle, j’étais coupable a priori. »
De là une attitude réservée, froide, sans aucun geste de tendresse, du moins dans les souvenirs de la narratrice qui a tant souffert de cette distance. Qu’elle explique – excuse ? – par la dépression chronique de sa génitrice qui aurait été, selon elle, bipolaire, ou mieux « monopolaire », car elle ignorait les élans euphoriques de ce caractère, travers ou maladie dont l’actualité a tant parlé ces derniers temps (cf. Intérieur nuit, de Nicolas Demorand). Une dépression qui la saisit chaque année fin août, quand tout recommence, le quotidien, ses pesanteurs, ses devoirs… Ainsi l’enfant Béatrice, troisième et dernière de la fratrie, née en février, se voit privée de maman à l’âge de six mois, et cette séparation d‘avec sa mère malade devient une fracture psychologique dont elle portera les stigmates… jusqu’à ce récit.
Où l’on retrouve les bris de verre démoniaque semés par le diable chez le conteur danois. Que faudra-t-il à cette femme autoritaire et sûre d’elle-même, en apparence – ce que la narratrice appelle une carapace, ou un masque ? Elle qui ne croyait pas en sa fille, qui la méprisait même et la rejetait, à l’inverse de son aînée, sa première fille, mais à l’égal de la seconde (abandonnée un temps à l’Assistance Publique), comment pouvait-elle changer et qui pouvait racheter sa dureté, ou disons faire fondre son cœur de glace ? On sait que la « morphologie du conte » (telle qu’elle fut analysée par Vladimir Propp en 1928) fait intervenir opposants et adjuvants, ceux qui font obstacle et ceux qui délivrent, ceux qui jouent un rôle négatif et ceux qui, dans les contes de fées, réalisent le miracle.
Eh bien, voilà que Béatrice, sa fille, a publié, à son insu, un roman – la fameuse Princesse japonaise, prix du premier roman et belle page dans le magazine Elle. La mère n’en sait rien et ne s’en soucie guère, elle qui naguère accusait son écolière de fille, dont elle stigmatisait le désordre et la négligence, de faire des pâtés et de mal tenir ses cahiers d’écriture ; mais voilà qu’un jour, chez sa coiffeuse où traînent tant de magazines, elle ouvre le dernier Elle et découvre l’image de Béatrice avec un bel et élogieux commentaire. Une découverte – un adjuvant – qui a la même valeur que les chaudes larmes de la jeune fille du conte d’Andersen, celles qui font fondre la glace du cœur :
« M’a-t-elle cherchée ? Ou m’a-t-elle trouvée par hasard ?… Elle a montré ma tête à la coiffeuse en disant c’est ma fille. Et là, oui, là vraiment, là, j’ai été sa fille. Enfin, j’avais fait mon devoir. Enfin elle était fière de moi. Dans le journal chez la coiffeuse, j’avais enfin trouvé ma place. »
Bien sûr, on ne peut qu’être ému par ces lignes, et le lecteur, mettant ses pas dans ceux de Béatrice Hammer, ne pourra retenir quelques larmes. L’histoire se termine bien, comme dans le conte d’Andersen, malgré le goût doux-amer d’une vie qui a passé dans le rejet, l’incompréhension ou le malentendu. Ou disons qu’elle se termine par l’apaisement. Que reste-t-il à la mémorialiste au terme de ce parcours où la mère n’est jamais jugée, seulement exposée au jugement du lecteur ? « Elle était différente de ce que je croyais, centrée sur elle et certainement fragile au bout du compte », estime humblement, modestement – pieusement ? – la narratrice qui, pour finir, quinze ans après la disparition de sa génitrice, sa « reine des neiges », a cette formule conclusive d’une beauté émouvante autant qu’éprouvante :
« La mort d’une mère peut détruire à jamais. Elle peut aussi être une chance. Et pour cela ma mère avait raison : il suffit de lui pardonner. »
On referme ce livre comme on soulève ses doigts du clavier : l’accord final résonne, ne cesse de meubler notre oreille, d’envahir notre esprit. Et si Béatrice Hammer, avec tout son grand talent de romancière, était aussi une moraliste ?
Béatrice Hammer, La Reine des neiges, Les Éditions d’Avallon, 152 p., 18 €. Parution : juin 2025. Lire un extrait
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