Rennes. Avec les Tombées de la Nuit, l’enfance prend la rue pour réenfanter la ville

2652
jeux enfants bruegel
Bruegel l'Ancien, jeux d'enfants, 1560

Dimanche 12 octobre 2025, le quartier de Maurepas accueillera L’Enfance majeure, un spectacle de Julien Fournet et de L’Amicale (voir notre article). Une muraille spectaculaire, des rituels inventés avec les collégiens du quartier, un passage à trouver ensemble… plus qu’une œuvre, c’est une affirmation.

Une affirmation, car le public attentif voit depuis deux ans Les Tombées de la Nuit explorer un nouvel axe programmatique et esthétique, celui de l’enfance dans l’espace public. Un chemin qui, de Bréquigny au Parlement de Bretagne, place les enfants au cœur de la cité, non comme spectateurs passifs, mais comme citoyens poétiques de la ville. La preuve en trois spectacles, deux déjà passés (mais non mineurs…) et un majeur à venir…

50 mètres, la légende provisoire

En octobre 2024, un petit phénomène s’est emparé de Rennes avec 50 mètres, la légende provisoire (voir notre article), imaginé par Olivier Villanove et l’Agence de Géographie Affective. À Bréquigny, les élèves de l’école Clôteaux ont quitté leur salle de classe pour une déambulation hors du cadre. Cinquante mètres, une distance infime et pourtant une frontière immense. Pendant deux mois, les enfants ont travaillé leur posture, leur oralité, leur capacité à se tenir face au public. Avec eux, le spectacle interrogeait : quelles libertés concède-t-on aux enfants dans la ville ?

Tapis Rouge

En juillet 2025, place du Parlement, la Ko-Compagnie a déployé un dispositif monumental, Tapis Rouge (voir notre article). Chœurs, orchestre, danses, marionnettes… mais surtout des centaines d’enfants et d’adultes mobilisés toute l’année par l’intermédiaire des centres sociaux de Maurepas, Cleunay, Le Blosne et plusieurs écoles. Sur treize chansons originales, ils ont proclamé leurs droits. Le droit à rêver, à jouer, à exister pleinement dans la cité. Le tapis rouge, ici, n’était pas réservé aux stars, il s’adressait aux enfants, redéfinissant leur statut dans l’espace public.

tapis rouge

L’Enfance majeure

Ce dimanche 12 octobre, à Maurepas, L’Enfance majeure parachève ce cycle (voir notre article). Deux classes de 5e du collège Clotilde Vautier ont participé à des ateliers autour de la création de rituels collectifs. Le jour J, une muraille foraine surgira au détour d’une rue. Les enfants et les habitants devront inventer un passage. Car grandir, c’est apprendre à franchir des murs. Ensemble, ils composeront un récit initiatique qui mêle danse, théâtre et cirque, pour que l’obstacle se transforme en puissance d’agir…

De 50 mètres à L’Enfance majeure en passant par Tapis rouge, de l’intime au monumental, de la liberté d’aller au droit de cité, jusqu’à l’invention de nouveaux rites dans notre forum créatif urbain, se dessine une grammaire de l’enfance dans la ville.

Enfants et adultes, Aurores et Tombées

Lors de son arrivée à la direction des Tombées en 2023, Morgane Le Gallic confiait à Unidivers vouloir « faire ressortir les enfants dans les villes, car c’est un fait, les enfants ont quasi disparu des espaces collectifs en dehors des lieux clairement dédiés comme les aires de jeux. La question se pose aussi avec les ados, bien que dans des termes différents. Nous avons envie de réinvestir la rue comme espace de jeux dans tous les sens du terme, de voir l’enfance comme un terrain de jeux. » Deux ans plus tard, la présente programmation traduit cette volonté. Et, ce faisant, elle dessine une vision de la ville de demain.

enfant tombées nuit

L’avenir…

Car faciliter la participation des enfants à la vie de la cité, ce n’est pas seulement leur offrir un moment d’expression artistique, c’est redessiner les contours du vivre-ensemble. Les enfants, en jouant, en chantant, en inventant, restaurent une dimension collective que nos sociétés fragmentées ont trop souvent perdue. Leur présence dans l’espace public agit comme une respiration, un rappel que la ville n’appartient pas qu’aux adultes pressés ou aux flux marchands, mais aussi à ceux qui incarnent l’avenir.

L’enfant, je le répète, c’est l’avenir. Ce sillon-là est généreux ; il donne plus que l’épi pour le grain de blé.  (Victor Hugo)

En proposant ces spectacles, Les Tombées de la Nuit posent un geste politique et esthétique qui rappelle que la pratique d’un art collectif, lorsqu’il intègre tous les âges, est un outil de transformation sociale. Les enfants y deviennent les gardiens d’une écoute, les passeurs d’un rythme commun. En renforçant leur participation à la ville, à leur écoute particulière de la ville, les adultes entendent une autre musique des rues, laquelle n’est pas une menace mais une promesse : celle d’une ville qui s’entend à nouveau. Serait-ce ainsi en donnant une voix aux enfants que la communauté urbaine va réenjouer sa cohésion ? Certainement. Et non l’inverse, car l’histoire et la légende nous mettent en garde.

50 mètres légende provisoire

…le passé…

En l’an de Grâce 1280, la bonne ville de Hamelin, sise au bord de la Weser, se trouva envahie par les rats, tandis que ses habitants trépassaient de faim et de maladies. Lors, un beau jour, en cette ville, un joueur de flûte aux habits chatoyants et bien fait de sa personne se présenta aux autorités comme un dératiseur. Le maire de Hamelin promit au joueur de flûte un salaire de mille écus afin qu’il débarrasse la ville de ses rongeurs. L’homme prit sa flûte et par sa musique attira les rats qui le suivirent par milliers jusqu’à la Weser dans les eaux de laquelle ils se noyèrent. Cependant les habitants revinrent sur leur promesse et refusèrent de payer le joueur de flûte, le chassant même à coups de pierres.

Carl Offterdinger
Carl Offterdinger, Joueur de flûte

Le joueur de flûte revint bientôt et, par une nuit paisible, joua de sa flûte, attirant cette fois à sa suite les enfants de Hamelin. Cent trente garçons et filles le suivirent hors de la ville jusqu’à une grotte qui se referma derrière eux. On ne les revit plus jamais.

Hamelin, par mauvaise foi, a perdu ses enfants qui furent happés par la musique d’un joueur de flûte vengeur.

Cette légende, transmise de siècle en siècle, dit quelque chose d’universel. Une communauté politique générationelle qui trahit sa parole par attachement maladif à ses biens matériels, fonctionnels ou symboliques, court le risque de voir son avenir s’éloigner, autrement dit ses chers biens humains happés par d’autres séductions. Aujourd’hui, les “flûtes” ne manquent pas : l’isolement numérique, les écrans, la consommation sans fin, l’indifférence. Autant de musiques de substitution qui détournent les enfants de la cité réelle, de ses places, de ses habitants. Et que devient une cité d’adultes sans enfant ? Elle connaît un destin borgésien. Sinistre écho s’évanouissant dans un désert de fantômes.

…demain

C’est ce danger que les Tombées de la Nuit contribuent à conjurer. Pour ce faire, l’équipe choisit la voie opposée : faire de l’enfant non pas un petit absent anomié, mais un acteur égal aux adultes. L’espace public des Tombées n’est pas seulement un terrain de jeu pour artistes et grand public, il est une immense cour d’école ouverte à l’imaginaire. C’est ainsi que les enfants ne sont plus entraînés hors de la ville par des musiques séduisantes et nocives, mais au contraire ramènent la cité vers l’écoute, vers le sensible, vers le collectif. En intégrant les voix enfantines dans l’art commun, les Tombées de la nuit prolongent leur idée motrice que la ville est un récit à écrire ensemble. Oui, la ville de demain mérite aussi de se réinventer à hauteur d’enfant.

enfant tombées nuit

Crédits photos : Tombées de la nuit

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.