Si beaucoup regardent la date du 11 mai 2020 comme le jour de la liberté recouvrée ; pour d’autres, elle symbolise une source d’inquiétudes. En sus de directives de déconfinement plutôt floues, une chose ne fait plus de doute : les enseignants français sont appelés à regagner leurs classes. Tiraillés entre le devoir de préserver la continuité pédagogique au profit de tous leurs élèves et la peur que cette mesure ravive de plus belle la crise sanitaire, Unidivers a demandé à des enseignants rennais de témoigner.
Le mardi 21 avril 2020, entendu par la commission des Affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, Jean-Michel Blanquer a esquissé les contours de la rentrée progressive en date du 11 mai. Au menu : des cours en petits groupes de 15 élèves maximum, une rentrée étalée sur 3 semaines en donnant la priorité aux grandes sections, CP et CM2. Mais aussi, hélas, un accueil impossible pour les établissements ne disposant pas des équipements nécessaires pour faire respecter les impératifs sanitaires. Jeudi 23 avril, lors d’un entretien par visio-conférence avec des maires, Emmanuel Macron a quant à lui précisé que le retour à l’école ne sera pas obligatoire. Il se fera sur la base du volontariat.
« À chaque fois, comme mes collègues, sans doute, j’ai écouté attentivement les discours descendants : le Président, le ministre de l’Education, l’Inspecteur d’Académie.. mais en réalité, j’espère la co-construction, une anticipation collective et réfléchie de ce retour, un tempo moins frénétique. J’espère une médecine scolaire accessible à tous et une médecine du travail pour les enseignants.», Laure*, professeure d’HGEMC dans un collège du centre-ville de Rennes.
En revanche, pas question de laisser le choix aux enseignants… À ce propos, Hervé*, professeur d’arts plastiques dans un collège rennais témoigne. Il voit, dans cet appel à retourner en classe à n’importe quel prix, un abus du pouvoir vertical exercé par le gouvernement. Pour lui, nul place pour les compromis, « le capital l’emporte encore une fois sur l’humain ». Il s’insurge : « Notre chef, celui de l’État, vient de nous annoncer récemment une reprise progressive de l’activité dans notre pays à partir du 11 mai prochain, c’est-à-dire trois jours après la célébration de l’armistice de la Seconde Guerre mondiale. Faut-il y voir un symbole fort ? D’aucuns l’affirment. Modeste héritier des hussards de la république, je vais donc devoir obéir ce jour-là à mon supérieur et regagner mon poste pour, ne nous voilons pas la face, garder nos élèves afin que les parents de ces chers têtes blondes, ou brunes, puissent enfin relancer la machine économique. Notre chef ne nous a-t-il pas dit que nous étions en guerre ? Et l’argent n’est-il toujours pas le nerf de la guerre ? Et c’est reparti comme en 14, comme disait mon grand-père ! Si l’on fait fi de l’amnésie chronique des populations occidentales depuis trop longtemps, on se rend compte que la guerre est un prodigieux laboratoire d’expérimentation. Le 11 mai, je serai donc comme une souris blanche ou un rat de labo, prouvant par là que je suis moi aussi un bon élève, sage et discipliné (ce pour quoi j’ai été recruté !) capable de monter au front sous un feu viral nourri… et pour qu’on sache en haut lieu jusqu’où je peux aller, ce que je peux endurer sans me plaindre et comment je peux tomber ! ».
« Le 11 mai nous allons servir de base de mesure à tous ces gradés afin qu’ils nous confectionnent un nouveau costume républicain aux reflets d’une démocratie Canada Dry. On nous a d’ailleurs déjà préparé : « rien ne sera plus comme avant » ! », Hervé, professeur d’arts plastiques à rennes.
Faire respecter les impératifs sanitaires ? Mission impossible !
Au-delà de ce sentiment d’impuissance, les enseignants rennais interrogés s’accordent tous sur le même point : les établissements scolaires ne sont pas des lieux propices à la mise en place des gestes barrières.
Hervé en est convaincu. « Dans un collège les conditions d’hygiènes sont lamentables, les élèves sont sales et ne respectent pas les règles qu’on leur donne, car nous n’avons pas les moyens matériels et juridiques de les faire respecter. Les distances sociales sont impossibles à mettre en place vu l’exiguïté des locaux et des moyens de transport pour s’y rendre. Et quid de la cantine quand tous les autres restaurants de la ville ou du bourg sont fermés ? », s’interroge-t-il.
Laure*, elle aussi professeure dans un collège de la métropole rennaise, mais d’HGEMC (Histoire-géographie-enseignement moral et civique) apparait moins catégorique que son collègue. Pourtant, elle soulève les mêmes problématiques. Elle se méfie des comportements que les quelque 1500 élèves de son collège-lycée adopteront. « Sauront-ils tous garder leurs distances ? maintenir une hygiène responsable ? garder leur calme derrière les masques ? Ce sont des ados…».
Si pour les professeurs de l’enseignement secondaire le risque que l’épidémie rebatte fièrement de l’aile dès le 11 mai 2020 est élevé, les instituteurs et institutrices en maternelle n’en sont pas moins persuadés. D’après Julia*, professeure des écoles rennaises de 23 petits, âgés de 2 ans et demi à 4 ans, gérer un retour en classe en faisant appliquer la distanciation sociale relève de l’impossible. « Après autant de temps séparés les uns des autres, les enfants vont se comporter comme des aimants. Cela va être irrépressible pour eux de jouer à proximité, de se toucher les uns les autres, de se frotter le visage. Pour faire respecter la distanciation sociale je vais devoir me transformer en caporal, et je n’en ai pas la moindre envie ! ».
« le port du masque n’est pas envisageable pour des maternelles. je n’ai jamais proposé qu’ils se déguisent avec des masques lorsque l’on fête le carnaval chaque année parce que je sais qu’ils sont incapables de les garder. Que ce soit pour des raisons sanitaires ou pour défiler dans la rue, le masque ne sera pas un moyen de lutter contre la propagation du coronavirus dans les écoles ! ». Julia, PROFESSEURE DES ÉCOLES en petite et toute petite section.
« Nous attendons les directives précises du ministre de l’Éducation. Nous ferons au mieux pour nous y tenir, mais je pense qu’elles seront difficiles à appliquer. Nous sommes experts dans le domaine de l’apprentissage, mais pas dans le domaine sanitaire. » surenchérit Marie*, directrice d’une école maternelle dans le centre-ville de la capitale bretonne.
Qu’en est-il de la santé des enseignants ?
Si les enseignants craignent que l’épidémie se propage à vitesse grand V dans les établissements scolaires, c’est parce qu’ils ont peur pour la santé de leurs élèves et celles de leur famille. Mais pas seulement ! Laure et Hervé ne s’en cachent pas. Ils sont inquiets pour celle de leurs collègues et la leur. Retourner enseigner signifie se confronter de plein fouet à la maladie. « Bien évidemment, la « petite rentrée », après le 11 mai, dans la cité scolaire où j’enseigne, depuis 10 ans, m’inquiète. M’y rendre en TER, dans la promiscuité habituelle, depuis mon domicile en campagne, où pour l’instant, loin de la foule rennaise, je me sens à l’abri de la pandémie, cela m’inquiète. Côtoyer, dans notre Lycée-Collège, un château plutôt exigu, une partie des 1500 élèves, qui n’étaient pas tous au fait des gestes barrières, début mars, cela m’inquiète », confie Laure.
Dans son collège, Hervé se rappelle que très nombreux sont les enseignants à avoir plus de cinquante ans. Il considère donc qu’ils forment ce que l’on appelle « une population à risques ». Pour le professeur d’arts plastiques, les forcer à retourner en classe dans des conditions sanitaires déplorables s’assimile à un cruel plan prémédité de la part du gouvernement. Hervé ne dissimule pas sa colère. Selon lui, la rentrée scolaire du 11 mai ne représente rien d’autre que l’allégorie d’un État prêt à tout (même à sacrifier certains de ses citoyens) pour relancer son économie. « Leur élimination physique pure et simple à quelques années de la retraite serait-elle terrible pour un état endetté qui serait alors contraint de ne plus recruter que des jeunes contractuels dociles, pédagogiquement sous formés et peu exigeants en termes de salaires ? Qui parlait d’aubaine ? »…
Mais à ce propos, les enseignants rennais ne tombent pas tous d’accord. Certains, comme Marie*, directrice d’une école maternelle à Rennes, considèrent que la potentielle mise en danger de la santé des enseignants n’est pas l’argument le plus pertinent. Eu regard aux dernières études (comme celle-ci par exemple) qui soutiennent que les enfants ne sont pas aussi contagieux que l’avaient annoncé les scientifiques au début de la pandémie, Marie témoigne : « Il y a une quinzaine de jours, mon fils de 5 ans a été testé positif au COVID-19 après être rentré d’un séjour chez son papa. Il a eu une grosse fièvre pendant deux jours puis d’importants maux de tête et de la diarrhée. Et moi, à part avoir été fatiguée pendant 3 petits jours, je n’ai absolument pas contracté la maladie. Alors que pourtant je n’avais mis en place aucun geste barrière lorsqu’il était malade. Donc peut-être qu’effectivement, les enfants ne sont pas les plus contagieux lorsqu’ils attrapent le Coronavirus…»
En outre, d’après ce qu’elle a vu, lu et entendu, Marie pense que – décision ou non du gouvernement, une deuxième vague de propagation du virus aura lieu. Selon la directrice, même si les enfants ne retournent pas à l’école dès le 11 mai, le Coronavirus va continuer de se répandre cet été, dès lors que les enfants partiront en colonies de vacances, au centre aéré, ou simplement en vacances chez leurs grands-parents dans une autre région de France. La rouverture progressive des écoles à partir du 11 mai constitue donc un moindre mal d’après Marie. Et qui plus est, une opportunité pour les enfants de renouer avec le système scolaire avant de repartir pour deux mois de vacances.
rouvrir les écoles pour lutter contre les inégalités sociales ?
Avant de laisser la parole aux enseignants rennais à propos des inégalités sociales creusées, ou non, durant le confinement, il importe de soulever une problématique préoccupante. Le 6 avril 2020, France Culture sortait un article intitulé : « Maltraitances infantiles : un tabou à l’épreuve du confinement ». En s’appuyant sur des témoignages, des chiffres et des rapports, celui-ci dresse un état des lieux alarmant : en cette période de confinement, les enfants sont de plus en plus nombreux à être victimes de violences intrafamiliales. À titre d’exemple, le numéro d’écoute « 119 Allô Enfance en Danger » créé en 1989 est aujourd’hui saturé pour la première fois depuis sa création.
Si les conditions sanitaires sont réunies, rouvrir les écoles avant septembre 2020 relève donc d’une importance fondamentale pour certains enseignants rennais. En tant que directrice d’une école maternelle, Marie pense en effet que le confinement aggrave les inégalités sociales. « Il me semble primordial que tous les élèves dont les parents le souhaitent puissent renouer avec le scolaire. Évidemment, rouvrir les écoles va permettre de soutenir les enfants les plus en difficulté. Pendant ce confinement, je sais que certaines familles de l’école ne reçoivent pas les activités transmises ou ne les comprennent pas. Et ce, soit parce qu’elles n’ont pas d’imprimante, pas accès à Internet, un accès à leur boîte mail uniquement via leur téléphone ou une petite tablette, n’ont pas les compétences techniques suffisantes pour suivre un lien et regarder des vidéos pédagogiques, soit parce qu’elles ne sont pas francophones. Et même si je prends le temps d’appeler ces familles, je sais que pour les enfants, le lien avec l’école se distend jour après jour. Récemment, dans un lieu de l’école où les enseignants peuvent laisser du matériel et auquel les familles ont accès, j’ai déposé des feuilles, des feutres et des ciseaux. Je sais que ce matériel a servi. Ce qui signifie que certaines familles ne possèdent pas chez elle le matériel nécessaire à la scolarité d’un enfant… »
Même s’il est certain que retourner à l’école pourrait sauver nombre d’enfants des griffes de l’isolement scolaire, « reprendre les cours pour absorber les inégalités sociales qui se sont creusées lors du confinement est un argument fallacieux donné par un gouvernement qui a fait du mensonge et du mépris une règle d’or, et qui depuis le début de son mandat (comme les précédents d’ailleurs) a tout fait pour créer ces inégalités. », s’exclame Hervé, convaincu que « le monde actionnarial surpuissant dans lequel nous évoluons n’a ni frontières, ni morale ». Tous ne semblent donc pas s’accorder à ce propos. Entre ceux, trop souvent déçus par le gouvernement qui ne le croient plus capable de la moindre once d’honnêteté, et ceux convaincus que certaines inégalités pourraient s’amoindrir en rouvrant les écoles, être enseignant par les temps qui courent n’est pas de tout repos…
« C’est très compliqué de se positionner en tant qu’enseignante. Pour les petits comme pour les plus les grands, il est évident que ne pas aller à l’école accentue les inégalités en termes de savoir, de lien affectif, de langage et de relationnel. les enfants me manquent énormément, mais je ne peux m’empêcher de penser que pour l’heure, le plus important demeure la santé de tous. », Julia, institutrice en classe de petite et toute petite section.
« Effectivement, « aller à l’école » est indispensable, car les jeunes ont besoin d’un rythme scolaire, d’être ensemble pour apprendre les uns des autres, l’émotion, ce qui porte l’apprentissage, circule peu dans les MOOC (formation à distance). », conclut Laure, la professeure d’HGEMC au collège.
Villégiature, fermeture et déconfiture
En attendant de retourner, cahiers sous le bras, dans leur établissement scolaire respectif, les enseignants rennais attendent avec impatience des directives plus précises de la part du ministre de l’Éducation. Et en attendant que tombent ces directives, ils vaquent chacun à leurs occupations. D’autant plus qu’ils viennent de profiter de deux semaines de vacances bien méritées.
Pour Laure, rien de tel que de bien préparer l’avenir pour assurer ses arrières : « Là, en vacances, j’anticipe le retour à la société, en cousant des masques et en écoutant des podcasts, c’est la « Nation apprenante », confinée, prête à ressortir, pour traverser le boulevard de la Liberté, parmi les vélos et rejoindre les élèves ».
Comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, en plus d’être en train de vivre une période particulièrement troublée et troublante, Marie et Julia ont-elles dû faire face à une cruelle nouvelle. Pendant ces vacances de printemps, l’Inspection académique leur a annoncé la fermeture d’une classe dans leur établissement à la rentrée prochaine. Institutrice et directrice d’une école maternelle de plus de 90 élèves, elles sont sommées de n’ouvrir que trois classes au lieu de quatre en septembre 2020. « Nous allons essayer de nous battre pour conserver notre quatrième classe. Si nous n’avons plus que trois classes les effectifs vont exploser et cela va forcément favoriser la propagation du Coronavirus. Parce que oui, à mon avis, ce virus sera toujours présent en septembre. », s’insurge Marie. Aberrant n’est-ce pas ? Surtout lorsque l’on sait que le gouvernement a récemment annoncé qu’il allait tout mettre en œuvre pour que, jusqu’en grande section, les classes soient composées de 24 élèves maximum. Pourtant, d’après un rapide calcul, les classes de Marie et Julia compteront à minima une trentaine d’enfants dès la rentrée prochaine…
Ces incohérences gouvernementales, Hervé en a plus qu’assez d’en faire les frais. Se savoir contraint de retourner en classe par un gouvernement qu’il juge hypocrite et inéquitable lui fait naître des sueurs révolutionnaires. « Plutôt que de déconfinement, je m’autorise à parler de déconfiture, comme disait ma grand-mère qui en connaissait un rayon. Le sucre il ne faut pas en abuser, sinon ça vous soulève le cœur et donne envie de devenir résistant à toute forme de miellerie. De là à ne pas y aller le 11 mai…», conclut-il.
*Les prénoms ont été changés et les établissements scolaires non mentionnés pour préserver à leur demande l’anonymat de ces enseignants rennais.