Entre toutes de Franck Bouysse : témoignage pudique

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Franck Bouysse, avec Entre toutes, nous livre un récit poignant consacré à sa grand-mère. Un ouvrage emblématique d’une rentrée littéraire où la fiction et le plaisir des histoires romanesques semblent presque totalement absents. Petit « coup de gueule ».

C’est un pari annuel perdu d’avance. À chaque rentrée littéraire, les éditeurs annoncent avoir réduit le nombre de parutions pour privilégier la qualité. Peine perdue : 484 romans sont attendus en septembre. Impossibilité d’anticiper le goût des lecteurs ou espoir d’un succès imprévu dans la masse ?

Toujours est-il que l’économie du livre n’est pas certaine de s’y retrouver dans ce qui ressemble parfois à une loterie. À défaut de réduire la voilure, une tendance lourde s’impose : la lente mais imperturbable disparition des « romans », ce genre que le Larousse définit comme une œuvre d’imagination « dont l’intérêt est dans la narration d’aventures, l’étude de mœurs ou de caractères, l’analyse de sentiments ou de passions (…) ». En bref, une histoire qui nous transporte, nous émeut, nous arrache à la réalité. L’imaginaire, lui, semble bien en voie d’extinction. Il suffit de regarder les têtes d’affiche de la rentrée pour s’en convaincre.

Amélie Nothomb (Tant mieux), Catherine Millet (Simone Emonet), Régis Jauffret (Maman) racontent leur mère, Emmanuel Carrère écrit sur sa famille (Kolkhoze), tout comme Anne Bérest (Finistère), tandis que Fatou Diome rend hommage à son grand-père (Aucune nuit ne sera noire). Catherine Girard revient sur un drame vécu par son père (In violentia veritas), Laurent Mauvignier revisite la maison familiale (La maison vide)

La liste, à laquelle s’ajoute le récit de Léonor de Récondo faisant revivre sa grand-mère espagnole (Marcher dans tes pas), pourrait être prolongée presque à l’infini. Cette tendance lourde interroge : bien souvent, ces livres s’élaborent à partir d’albums photos ou de boîtes à chaussures retrouvées lors d’un déménagement.

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Cette érosion de l’imaginaire, ou simple effet de mode, atteint même des auteurs réputés pour leur ancrage dans la fiction. Franck Bouysse fait partie de ces romanciers qui racontent des histoires. Depuis l’exceptionnel Née d’aucune femme, il entraîne ses lecteurs dans un univers de réalisme rural traversé de magie et d’irrationnel. Il a bâti ainsi une œuvre singulière, inscrite dans une campagne fantasmée et ensorcelante. Comme Léonor de Récondo, il délaisse cette année la fiction pour redonner vie à sa grand-mère.

Elle s’appelait Marie. Née en 1912 en Corrèze, morte dans la ferme familiale après une vie immobile dans les mêmes murs, son destin semblait tracé d’avance. Les joies furent rares : le retour du père de la guerre se transforma en cauchemar. Seuls une mère aimante et un mari attentionné vinrent illuminer une existence marquée par le labeur et la répétition des jours. Ce qui aurait pu n’être qu’une chronique rurale supplémentaire devient, sous la plume de Bouysse, un témoignage pudique et sensible. Pour la faire revivre, le petit-fils comble les vides, invente des « peut-être », élève cette femme qui n’a jamais songé au sens de sa vie. Ainsi se construisent les légendes silencieuses, faites de gestes quotidiens répétés pour « tenir » la ferme, « tenir » la vie.

« – Tu sais, quand je me retourne, je me dis que ce n’est pas le travail, ni ce qu’on fait, qui donne du sens à la vie… ce sont les gens qu’on aime et qui nous aiment… le reste, ce n’est que de l’occupation, du remplissage, du pas vraiment important, qu’on met en avant parce qu’on nous a éduqués ainsi… ». De l’amour, Marie en a reçu et en a donné, notamment à son petit Franck, qui lui rend ici le plus beau des hommages : « Nous sommes capables de cartographier le génome humain, d’identifier les anomalies, mais nous ne sommes pas en mesure d’évaluer quelle part du vécu de nos aïeuls nous imprègne réellement, ce bruit de fond dans nos cellules qui rôde comme un fantôme ». Marie a transmis à son petit-fils une douceur et une sensibilité qui hantent aujourd’hui son écriture. Avec ce récit de l’intime, Franck Bouysse nous invite à une pause : penser à nos origines, à ceux qui nous ont précédés.

Entre toutes ne figure pas dans la première sélection du prix Goncourt. Peu importe. Mais force est de constater qu’il est de plus en plus difficile de récompenser un ouvrage qui corresponde à la définition originelle du prix : « une œuvre d’imagination (…) au meilleur roman, au meilleur volume d’impressions, au meilleur volume d’imagination en prose (…) ». Kolkhoze est donné favori. Un livre exceptionnel, certes, mais qui ne porte même pas l’appellation de « roman » et qui n’entre dans aucune des cases de la définition romanesque. Faut-il y voir un signe ? En 2025, semble-t-il, il devient presque impossible de distinguer une œuvre imaginaire de qualité.

La veille de l’écriture de cette chronique, le hasard nous a conduits à une lecture publique des Misérables sur une petite place : Javert retrouve par hasard Jean Valjean dans Paris, le traque, verrouille toutes les rues, sûr de l’attraper… et le perd. Vingt minutes d’une scène haletante, écoutée religieusement par l’auditoire. Vingt minutes hors du quotidien, hors de l’angoisse du réel. Une bulle d’air.

Il ne s’agit pas ici de nostalgie, mais du regret de l’omniprésence de ce que Truman Capote appelait le « roman non-roman ». Même si, à l’image de Entre toutes, ces non-romans de la rentrée affichent une qualité littéraire indéniable.

Entre toutes de Franck Bouysse. Éditions Albin Michel. 288 pages. 21,90 €. Parution : 20 août 2025. Lire un extrait

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.