Toucher l’intouchable : l’affaire du Rothko rayé par un enfant au musée de Rotterdam

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 Grey, Orange on Maroon, No. 8 (1960) de Mark Rothko,
 Grey, Orange on Maroon, No. 8 (1960) de Mark Rothko,

A Rotterdam, en avril 2025, une main d’enfant a effleuré l’intouchable. L’un des chefs-d’œuvre de l’expressionnisme abstrait, Grey, Orange on Maroon, No. 8 (1960) de Mark Rothko, a été endommagé au musée Boijmans Van Beuningen. L’œuvre, estimée à plus de 50 millions d’euros, présentait des rayures superficielles après qu’un jeune visiteur, dans un geste accidentel mais lourd de conséquences, a franchi les barrières de sécurité. L’incident a soulevé un tourbillon de réactions mêlant émotion, inquiétude, débat muséologique et interrogations sur notre rapport contemporain à l’art.

Un geste d’enfant, un choc mondial

Tout commence par un moment d’inattention. Alors qu’il visite l’exposition Lumière et Abîme : L’abstraction américaine à l’épreuve du silence, un enfant s’approche d’un peu trop près du Rothko exposé sans vitre ni alarme. Un geste de la main, peut-être une tentative d’imitation, ou simplement la pulsion irrépressible de toucher une matière qui semble vivante — et l’irréparable est fait : trois fines rayures apparaissent sur la surface colorée de l’œuvre.

Les caméras de surveillance confirment le caractère accidentel de l’acte. L’enfant, âgé d’environ 6 ou 7 ans, n’a manifestement aucune intention destructrice. Mais cela n’empêche pas l’onde de choc qui traverse immédiatement les couloirs du musée, avant de gagner la presse internationale. Les titres se multiplient : « Un enfant endommage un Rothko de 56 millions de dollars », « Main innocente, conséquence immense », « La fragilité d’un chef-d’œuvre confrontée à l’enfance ».

Rothko, l’artiste de la vulnérabilité

Mark Rothko (1903–1970), peintre américain d’origine lettone, n’est pas un artiste que l’on regarde à distance. Ses toiles ne décrivent pas, elles enveloppent. Les grands aplats de couleurs flottantes sur fond saturé invitent à une méditation silencieuse, presque religieuse. Rothko disait ne pas peindre des formes, mais des émotions humaines fondamentales : la tragédie, l’extase, la mort. La série dont est issu Grey, Orange on Maroon, No. 8 appartient à sa période tardive, où la lumière des rouges et orangés semble contenue par des tonalités sombres, comme si la couleur luttait contre l’extinction.

L’ironie cruelle, ici, est que cette œuvre précisément — méditative, crépusculaire — ait été abîmée non par hostilité, mais par candeur. Ce n’est pas un acte de vandalisme, mais un accident aux allures de fable. Que signifie le fait qu’un Rothko puisse être abîmé aussi simplement, aussi humainement, par une main d’enfant ?

Un musée, une éthique de l’expérience directe

Le Boijmans Van Beuningen n’est pas un musée comme les autres. Fermé plusieurs années pour travaux, il a récemment rouvert avec une politique muséographique plus audacieuse : privilégier l’expérience esthétique directe, réduire les barrières physiques entre les œuvres et les visiteurs, faire du musée un espace vivant, pas un sanctuaire.

C’est dans cet esprit que l’exposition sur l’abstraction américaine a été conçue : sans vitrines, sans cordons à hauteur d’yeux, avec des œuvres placées dans une semi-pénombre, presque à portée de main — littéralement. Un pari esthétique et éducatif, salué par beaucoup, mais que cet incident vient brutalement interroger.

Le musée s’est défendu dans un communiqué : « L’accès direct à l’art implique une responsabilité partagée. Nous encourageons les visiteurs de tous âges à vivre une rencontre sensible avec les œuvres, mais cela suppose une éducation, une vigilance collective. » D’aucuns estiment que cette philosophie a atteint ses limites, surtout lorsqu’il s’agit d’œuvres d’une telle valeur.

Restaurer l’irréparable ?

Le tableau a été immédiatement retiré de l’exposition et confié à une équipe de restaurateurs spécialisés. Les dommages sont jugés « superficiels » : la matière picturale n’est pas arrachée, mais rayée. Le traitement nécessitera l’emploi de solvants très précis, de retouches infimes, et peut-être un vernis protecteur qui modifierait légèrement la surface initiale.

Dans le monde de la restauration, toucher à un Rothko est un acte sacré. Ses couches de peinture à l’huile, appliquées en transparences successives, réagissent de façon imprévisible aux produits modernes. Toute intervention comporte un risque. Mais le marché, lui, n’attendra pas : les assureurs ont déjà été sollicités, et la question d’une indemnisation au collectionneur privé propriétaire du tableau est en cours.

Qui est responsable ?

Le musée ? Les parents ? L’enfant ? Ou la société tout entière, qui cultive à la fois une démocratisation culturelle et une sacralisation économique de l’art ? Dans les tribunes et les commentaires, les positions s’affrontent. Pour certains, l’incident est la conséquence inévitable d’un accès sans médiation à des œuvres inestimables. Pour d’autres, c’est un malheureux hasard qui ne doit pas justifier un retour à des musées-forteresses, vitrines aseptisées où l’émotion cède le pas à la sécurité.

Des voix plus critiques s’interrogent : pourquoi exposer une œuvre aussi précieuse sans protection physique ? N’était-ce pas, au fond, un pari risqué fait au nom d’une vision idéalisée du public ? Ou faut-il admettre, comme le suggère la philosophe de l’art Estelle Zhong Mengual, que « toute œuvre exposée est déjà vulnérable, et qu’en vouloir la protéger à l’excès, c’est lui retirer ce qui la rend vivante : la rencontre imprévisible avec le regard d’autrui » ?

Une œuvre blessée, un imaginaire réveillé

Il est frappant de constater à quel point l’incident suscite des réactions passionnées, au-delà du cercle habituel des amateurs d’art. Car ce qui a été abîmé, ce n’est pas seulement une toile, c’est une idée que l’on se fait de la valeur, de l’irréparable, de l’enfance, du sacré. Et dans un monde saturé d’images, un tableau silencieux comme celui de Rothko garde le pouvoir de provoquer une telle onde émotionnelle.

On pourrait voir dans cette éraflure involontaire le signe d’un frottement entre deux régimes de perception : celui de l’art muséal, et celui d’une génération née dans l’interaction tactile, le numérique, l’instantané. Ce que l’enfant a fait, sans le vouloir, c’est rappeler à l’œuvre sa propre matérialité. Derrière l’aura Rothko, il y a une toile, une matière, une surface fragile — une humanité.

L’œuvre sera restaurée, réévaluée, sans doute réexposée. Mais elle ne sera plus tout à fait la même. Comme si, désormais, elle portait en elle la trace d’un autre regard, trop jeune pour comprendre, mais assez vif pour toucher.