Rarement une série italienne aura suscité un tel emballement médiatique en si peu de temps. Avec Mrs Playmen, Netflix exhume la figure d’Adelina Tattilo, éditrice qui, dans l’Italie corsetée des années 1960-1970, fit du magazine Playmen un laboratoire ambigu qui mélange érotisme « élégant », féminisme naissant, marketing provocateur et insolence assumée face à la censure catholique.
Loin du simple divertissement sulfureux que la plateforme pourrait laisser croire, la mini-série (sept épisodes) s’attache à éclairer le paradoxe d’une femme qui utilisa l’érotisme comme outil d’émancipation… mais dans un monde où l’émancipation restait conditionnée par le regard masculin, la violence conjugale et la moralité d’État. Cette tension fondamentale constitue le fil rouge – parfois inspiré, parfois maladroit – d’un récit qui oscille entre geste politique et feuilleton romanesque.
L’Italie d’avant la libération sexuelle, un personnage contre une époque
L’un des points les plus réussis de la série réside dans sa reconstitution du climat moral du boom économique italien. Rome n’est pas encore la ville hédoniste fantasmée par Fellini ; la censure d’État, les tribunaux ecclésiastiques, le contrôle policier, le poids de la famille et de l’honneur composent un environnement étouffant. Adelina Tattilo y surgit comme une anomalie.
Quand son mari disparaît en la laissant face à un magazine en faillite, elle reprend la direction de Playmen presque par nécessité ; mais la série montre bien comment cette contrainte devient un espace politique. À travers les procès, les descentes de police, les injonctions morales et les menaces, l’héroïne expérimente ce que signifie publier des nus féminins « artistiques » dans un pays où la nudité peut encore être considérée comme un acte subversif.
La force de Mrs Playmen est de lier ce combat à des enjeux plus vastes : droit au divorce, droit à l’avortement, représentation du désir féminin, marchandisation du corps. Ce vaste décor sociopolitique donne au récit une densité qui dépasse le simple biopic « scandaleux » vendu par les titres accrocheurs.
Érotisme, empowerment et pièges du regard, une esthétique sous tension
La série avance avec un certain courage moral ; elle refuse de cacher l’ambivalence de l’entreprise Playmen. Oui, le magazine offrait une forme d’espace pour le désir féminin et des tribunes engagées – mais il participait aussi à une économie visuelle codée par des décennies de représentations masculines. Les réalisateurs jouent précisément sur cette tension.
L’esthétique, très léchée, évoque le cinéma italien de l’âge d’or, mais revisitée avec une conscience contemporaine du male gaze. Les photographies mises en scène – souvent inspirées des archives de Tattilo – rappellent le glamour à la Bardot ou à la Loren, mais l’image s’efforce régulièrement de déplacer la perspective : montrer la négociation, l’atelier, l’envers du décor. Mrs Playmen ne se contente pas de reproduire l’érotisme d’époque ; elle en interroge la machinerie.
Cependant, cette ambition est parfois contredite par un certain académisme visuel. La série multiplie les séquences esthétiques qui flirtent avec le clip. Le risque, perceptible par moments, est de reconduire le charme du magazine tout en prétendant le déconstruire. L’exercice est périlleux, il n’est pas toujours maîtrisé.
L’interprétation de Carolina Crescentini donne chair à une Adelina complexe, ni icône lisse ni victime sacrifiée. Sa manière d’incarner la détermination résignée d’une mère de trois enfants plongée dans un milieu masculin est l’un des points forts de la série. Crescentini compose une figure de femme qui refuse de choisir entre la respectabilité et la provocation, entre la pudeur et l’audace.
La série ne cède pas à la tentation d’un féminisme anachronique. Adelina Tattilo n’est jamais transformée en héroïne contemporaine téléportée dans les années 1970. Elle reste une femme de son temps, avec ses contradictions qui sont ambition, dépendances, angles morts. La représentation de ses relations familiales, notamment avec ses enfants et sa sœur, est particulièrement touchante, montrant que l’émancipation n’est jamais un mouvement simple, mais une série de renoncements.
Les limites du storytelling Netflix, une dramatisation forcée
Mais Mrs Playmen souffre également de certains travers de la plateforme, notamment une volonté d’efficacité dramaturgique qui accentue les trahisons, accélère les revirements et charge inutilement les antagonismes. L’histoire vraie d’Adelina Tattilo est déjà riche de scandales, de procès, d’enjeux politiques, de ruptures familiales, nul besoin d’en rajouter. La série cède par moments au manichéisme : les ennemis sont très méchants, les alliés très fidèles, et la violence qui clôt la histoire paraît amplifiée pour satisfaire une dramaturgie attendue du « biopic à rebondissements ». Ce choix scénaristique affaiblit parfois la véracité psychologique du récit.
Ce qui frappe, à la fin, est moins la reconstitution d’une époque que le miroir tendu aux débats contemporains. Mrs Playmen arrive dans un moment où l’érotisme, la pornographie, la censure morale, la réappropriation des corps et la marchandisation du désir reviennent au centre des discussions publiques. La série rappelle que ces tensions ne datent pas d’hier. Elles ne sont même pas spécifiquement italiennes. En ce sens, le parcours d’Adelina Tattilo résonne avec nos interrogations : jusqu’où l’érotisme peut-il être émancipateur ? Quand devient-il instrumentalisé ? La liberté sexuelle peut-elle survivre à la logique marchande ? Et qu’est-ce qu’une femme qui décide de « montrer » dit de son époque ou de la nôtre ?
Mrs Playmen n’est pas une série révolutionnaire. Elle n’atteint ni la puissance narrative d’un Mad Men, ni la radicalité d’un The Deuce, deux références dont elle semble s’inspirer. Mais elle a le mérite de réhabiliter la trajectoire d’une femme qui a bousculé un ordre moral étouffant, tout en exposant les ambiguïtés d’une émancipation bâtie sur l’érotisme. En assumant ses tensions, ses contradictions et ses zones d’ombre, la série parvient à dépasser son sujet « scandaleux » pour devenir un objet culturel utile, autrement dit un récit qui parle de pouvoir, de désir, de violence invisible et de liberté fragile.
