Dédoublements consentis : la série Severance et l’église de Scientologie

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Kier Eagan et Ron Hubbard,
Kier Eagan et Ron Hubbard,

Les mécanismes psychospirituels à visée prétendument curatifs mis en oeuvre dans la série Severance et l’Église de Scientologie apparaissent nourrir de profondes convergences, notamment la promesse d’une transcendance conditionnée à une rupture avec soi-même. À travers l’outil de la séparation de soi, chacune explore les mêmes fantasmes contemporains de maîtrise, de purification et de libération — pour mieux, in fine, asseoir un pouvoir centralisé sur l’individu. Entre soumission volontaire et promesse d’ascension, petit article comparatif…

Deux icônes religieuses : Ron Hubbard et Kier Eagan

Kier Eagan, fondateur mythifié de Lumon Industries dans Severance, et L. Ron Hubbard, créateur de l’Église de Scientologie, partagent une aura de patriarches visionnaires dont l’autorité continue de régir l’existence des adeptes bien après leur mort. Tous deux ont érigé des systèmes clos, où la doctrine s’articule autour d’un corpus de textes intangibles et d’une vision singulière du progrès humain.

Kier Eagan, né en 1841 de parents ayant un « lien biologique étroit », semble incarner une figure de pureté dégénérée, quasi prophétique, dont l’origine ambiguë reflète déjà un rapport incestueux au pouvoir.

Hubbard, quant à lui, se présente comme l’unique détenteur d’une science spirituelle, et sa biographie est soigneusement réécrite dans l’institution pour en faire un être à part, sans faille.

L’un comme l’autre deviennent des icônes de culte, des entités transhistoriques dont les écrits, les portraits et les aphorismes sont omniprésents, justifiant chaque procédure, chaque punition, chaque rituel. Au-delà de la satire, tous deux incarnent le fantasme d’un fondateur absolu, père tyrannique et rédempteur à la fois, dont l’héritage structure des mondes où l’individu se perd pour mieux appartenir.

Fragmenter le moi : le mythe contemporain de la réinitialisation

Dans Severance, les employés de Lumon Industries acceptent, par un acte chirurgical volontaire, une césure radicale de leur conscience : une entité mentale « innie » travaille, une autre « outie » vit à l’extérieur, sans que chaque versant de la personne clivée ne partage de souvenir commun avec l’autre. Ce principe, présenté comme une solution éthique au problème du work-life balance, s’avère rapidement une dystopie aliénante.

L’Église de Scientologie, quant à elle, propose une autre forme de scission intérieure. A travers son système de purification de l’« être thétan » (esprit immortel), elle invite l’adepte à se désidentifier de son passé traumatique (ou « engrammes »), voire de sa personnalité présente, conçue comme falsifiée par les implants sociaux ou extraterrestres. Ici aussi, le sujet est invité à couper, à désactiver certaines couches de lui-même afin de renaître.

Dans les deux cas, la fragmentation de la personnalité est ritualisée comme purification. Elle devient un moyen d’accès à un état supérieur : la paix intérieure pour l’outie, l’efficacité sans affect pour l’innie ; la Clear attitude pour le scientologue, libre des influences parasitaires.

Le récit du salut par la souffrance

À Lumon, l’innie souffre pour que l’outie puisse vivre mieux. Cette logique sacrificielle est acceptée au nom d’une morale implicite : ce que je ne sais pas ne me blesse pas. Or, la série dévoile combien cette souffrance est à la fois réelle (les innies développent une conscience propre) et niée par ceux qui l’ont choisie, produisant une double violence : infligée et niée.

La Scientologie reproduit une structure comparable, notamment par son système de montée en grade (Bridge to Total Freedom) où les adeptes sont encouragés à traverser des étapes éprouvantes : audits émotionnellement intensifs, ruptures familiales, engagement total dans l’organisation. La douleur est réinterprétée comme preuve d’un progrès spirituel. Ceux qui flanchent n’étaient pas « prêts ». Ceux qui persévèrent seront Operating Thetan !…

Là encore, la souffrance est une preuve, au cœur d’un dispositif d’élection. Elle est au service d’un avenir plus pur, plus vrai — mais aussi d’une structure de pouvoir qui s’autojustifie en orchestrant les épreuves.

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Topographies closes : l’espace comme reflet du mental

Lumon est un espace architecturalement clos, dont les couloirs, vides et sans fenêtres, structurent un univers psychique désorientant. L’espace n’est pas décor, il est méthode. Il conditionne les déplacements, les émotions, les perceptions de soi. Le plan des lieux est inconnu des innies qui rend chaque porte, chaque escalier, chaque virage potentiellement métaphysique.

Les centres de Scientologie, tout particulièrement ceux du Sea Org ou des bases avancées (comme celle de Clearwater en Floride), cultivent une esthétique pseudo-corporate, aseptisée et contrôlée. L’espace n’est pas ouvert : il est sanctuarisé, symbolique, labyrinthique. Il devient miroir d’un univers mental entièrement façonné où chaque pièce est affectée à une fonction de purification ou d’ascension.

Dans les deux cas, l’espace est une extension de la doctrine. L’individu évolue dans un monde conçu pour imposer un ordre de sens, un agencement du réel qui confisque toute extériorité. L’espace n’est plus habité : il est intériorisé comme structure mentale.

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Langage clos, lexique propriétaire : la guerre des mots

Dans Severance, les employés utilisent un lexique hermétique : macrodata refinementwellness sessionsovertime contingency. Ce langage, opaque et tautologique, crée une barrière symbolique entre l’intérieur et l’extérieur, entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Il est un outil de contrôle mental.

La Scientologie possède l’un des lexiques les plus vastes des mouvements sectaires modernes, avec des milliers de termes spécifiques : engramssuppressive persontone scaleentheta. Ce langage n’est pas seulement technique ; il conditionne la pensée. Comme l’a analysé Orwell dans 1984 et Klemperer dans LTI – Lingua Tertii Imperii: Notizbuch eines Philologen (« Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue »), contrôler le langage, c’est réduire les possibles du monde.

Dans les deux univers, le langage devient instrument d’enfermement. Il interdit l’exit, la sortie, en rendant incommunicable l’expérience vécue aux non-initiés. Il est outil de formation, mais aussi de déformation de la réalité.

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Le désir d’effacement de la volonté

Un des paradoxes centraux de Severance est que l’opération est consentie. Ce n’est pas une mutilation imposée, mais une mutilation volontaire. Les personnages, à l’image de Mark ou Helly, acceptent d’aliéner une part de leur être — au nom d’une liberté, d’un oubli, d’une paix.

De même, l’adhésion à la Scientologie est souvent justifiée par un désir d’ordre, de sens, de purification. Le sujet ne cherche pas tant à affirmer sa volonté qu’à s’en libérer. Il se méfie de ses pensées, de ses émotions, de son passé. Il confie son avenir à un système qui promet la vérité à condition d’une reddition de l’ego.

C’est là le cœur de la proximité entre les deux : la volonté d’abdiquer la volonté, au nom d’un moi plus pur, d’un accès au réel plus direct, d’un salut méthodique.

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Surveillance, punition, gratitude : l’économie morale du contrôle

À Lumon comme en Scientologie, la gratitude envers l’organisation est un devoir. Les innies doivent remercier leur entreprise de leur offrir un sens. Les adeptes scientologues doivent exprimer leur reconnaissance envers Ron Hubbard, dont les enseignements sont présentés comme des « tech » infaillibles. La surveillance est omniprésente, déguisée en soin. Toute rébellion est diagnostiquée comme trouble à traiter — jamais comme lucidité. Dans les deux cas, le contrôle ne repose pas sur la force mais sur un retournement moral : ce qui pourrait sembler une prison est redéfini comme un asile, un refuge, une vérité. C’est l’ultime sophistication du système : faire désirer sa propre cage.

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La réintégration

Dans Severance, la réintégration a lieu quand un innie qui est temporairement « fusionné » avec l’outie pour accéder à la conscience complète de soi. C’est l’objectif ultime du parcours spirituel dans la Scientologie : il s’agit de l’état d’Operating Thetan (OT) — en particulier à partir du niveau OT III et au-delà.

La réintégration dans Severance. La « réintégration » (reintegration) est un moment liminal où l’individu cesse d’être clivé entre innie et outie et retrouve une conscience unifiée — au risque de la douleur, du choc existentiel ou du rejet du système. Ce moment est exceptionnel et dangereux pour l’ordre établi, car il brise la séparation fonctionnelle imposée par la structure.

Operating Thetan en Scientologie. Dans la Scientologie, les individus sont considérés comme des thétans, des êtres spirituels immortels piégés dans un corps et entravés par des mémoires traumatiques (engrams) et des implants mentaux (souvent d’origine extraterrestre). Le cheminement vers l’Operating Thetan est conçu comme une libération progressive de ces entraves. En atteignant l’état d’OT, le thétan récupère pleinement :

  • la conscience de son identité spirituelle,
  • la maîtrise de son environnement mental et physique,
  • la capacité d’exister indépendamment de la matière, de l’énergie, de l’espace et du temps (MEST, selon le jargon scientologue).

Il s’agit donc, symboliquement, d’une réintégration de la totalité de soi, au-delà du corps, de la mémoire altérée et des influences extérieures.

– La « sec check » et le retour dans le giron

Dans une perspective plus coercitive, on pourrait aussi rapprocher la réintégration punitive de certains innies de la « Security Check » (sec check) en Scientologie. Ces interrogatoires visent à « ramener dans la ligne » les membres déviants ou douteux, leur faire admettre leurs fautes et les ré-aligner avec la doctrine. Ce n’est pas une fusion des mémoires, mais une restauration de l’adhésion idéologique, comme Lumon tente de forcer l’innie à aimer son travail.

Entre critique de la société post-industrielle et allégorie du salut moderne

Severance n’est pas un pamphlet contre la Scientologie, mais les deux dispositifs mettent en lumière des dynamiques anthropologiques communes : le rêve d’un être sans conflits, d’un monde où le moi pourrait être reconfiguré comme un logiciel. Ils posent la question aiguë de notre rapport au pouvoir, à la vérité, et à la liberté dans les régimes contemporains de subjectivation.

Au fond, chacun rejoue à sa manière une version laïque du salut : je souffre maintenant, je consens à mon effacement, car je crois que quelque chose de plus haut m’attend. L’individu moderne, désorienté par la pluralité des sens, s’en remet volontiers à des systèmes totalisants — à condition qu’ils offrent, fût-ce à travers l’anéantissement partiel du moi, une cohérence, une ascension, une forme de clarté. Mais au terme du processus, que reste-t-il de nous ? Une question que la série et l’organisation, chacune à sa manière, laissent en suspens.

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.