Il arrive que le cinéma de télévision s’élève à une forme de mémoire vive. Avec Small Axe, l’artiste et réalisateur britannique Steve McQueen (12 Years a Slave, Shame, Hunger) compose une anthologie en cinq volets consacrée aux luttes, aux résistances et aux souffrances de la communauté antillaise de Londres entre les années 1960 et 1980. Diffusée initialement sur la BBC en 2020, la série Small Axe est aujourd’hui accessible sur arte.tv, dans un contexte où les questions postcoloniales et les violences systémiques traversent toujours les sociétés européennes.
Une série, cinq histoires, un peuple Small Axe n’est pas une série ordinaire : c’est une mosaïque de cinq films distincts — Mangrove, Lovers Rock, Red, White and Blue, Alex Wheatle et Education — que McQueen qualifie d’ »arbres de résistance » enracinés dans la mémoire noire britannique. Chaque film est autonome, mais tous résonnent dans une même vibration politique et poétique. Le titre, emprunté à une chanson de Bob Marley — “If you are the big tree, we are the small axe” — annonce l’ambition : confronter les grandes structures d’oppression à la puissance des voix dissidentes.
Mangrove, ouverture magistrale, met en scène le procès historique des Mangrove Nine, activistes noirs accusés à tort de troubles à l’ordre public après une manifestation contre la brutalité policière. Lovers Rock est une parenthèse de sensualité et d’euphorie : le temps suspendu d’une fête musicale où les corps noirs s’affranchissent du regard blanc. Red, White and Blue suit le parcours du policier Leroy Logan (interprété par un John Boyega incandescent), tiraillé entre la volonté de changer le système de l’intérieur et les trahisons de sa propre communauté. Alex Wheatle retrace l’éveil politique d’un jeune homme déraciné par les services sociaux. Enfin, Education révèle comment le système éducatif britannique a institutionnalisé une discrimination raciale en reléguant les enfants noirs dans des écoles pour « attardés mentaux ».
Londres, capitale post-impériale et scène d’exclusion
Le Londres de Small Axe est à la fois une capitale de l’Empire en décomposition et un théâtre moderne du racisme systémique. Après le British Nationality Act de 1948, le Royaume-Uni avait encouragé l’arrivée de travailleurs issus du Commonwealth pour reconstruire le pays après-guerre. La « génération Windrush », du nom du bateau ayant amené les premiers immigrants caribéens, s’installe en masse, notamment à Notting Hill ou Brixton. Mais face aux promesses d’intégration, c’est une société d’humiliations, de brutalités policières et de ségrégation sociale qui les attend.
Steve McQueen, lui-même issu de cette diaspora, n’illustre pas seulement un contexte : il incarne une mémoire. Il fait surgir les visages oubliés, les intérieurs modestes, les fêtes privées, les colères rentrées. Il filme les corps noirs comme rarement on les a vus dans le cinéma britannique : non pas comme périphérie ou métaphore, mais comme centre narratif et sujet politique. Les femmes y sont fortes, combatives, les hommes souvent tiraillés, les enfants sacrifiés. Il n’y a pas de manichéisme, mais une stratification complexe des blessures coloniales et des espoirs d’émancipation.
Une œuvre militante, esthétique et nécessaire
La forme de Small Axe est à la hauteur de son fond. McQueen mêle avec brio les influences du cinéma social britannique (Ken Loach, Mike Leigh) et les fulgurances esthétiques du cinéma expérimental. Lovers Rock, en particulier, tient du poème audiovisuel : séquences prolongées de danse, plongée sensorielle dans la musique lovers rock, un sous-genre de reggae né dans la diaspora. L’usage du 35mm ou de la pellicule Super 16 donne aux images une patine organique et historique. On y ressent le grain du temps, la chaleur de la chair, l’odeur des cuisines et des sueurs partagées.
Mais au-delà de l’esthétique, Small Axe est un acte de justice. En redonnant visage et voix aux oubliés de l’histoire britannique, McQueen s’inscrit dans une tradition de contre-histoire visuelle. Il anticipe les débats sur la mémoire coloniale, la réparation symbolique et les violences policières qui secouent aujourd’hui les sociétés occidentales, de Londres à Minneapolis. La série devient ainsi un vecteur d’éducation, de réflexion et de réparation.
Small Axe est un manifeste cinématographique, politique et esthétique. Il donne à voir ce que l’histoire officielle a passé sous silence. Il fait entendre les voix que l’Empire a voulu taire. Il nous rappelle que la culture n’est jamais neutre, et que l’art peut frapper fort — comme une petite hache contre un grand arbre. En ces temps de repli identitaire et de déni mémoriel, l’œuvre de Steve McQueen agit comme une balise : elle éclaire un passé occulté pour mieux comprendre notre présent.
À voir et à revoir, dans l’ordre ou le désordre, pour écouter battre le cœur d’une communauté souvent effacée, mais qui, par son courage, sa musique, sa foi, a profondément changé l’Angleterre.
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Données techniques
- Titre original : Small Axe
- Créateur et réalisateur : Steve McQueen
- Scénaristes : Steve McQueen, Alastair Siddons, Courttia Newland
- Production : BBC Studios, Amazon Studios, Turbine Studios
- Pays d’origine : Royaume-Uni
- Langue : Anglais (avec accents caribéens selon les épisodes)
- Nombre d’épisodes : 5 films
- Durée : de 63 à 127 minutes selon les volets
- Diffusion originale : BBC One (Royaume-Uni) / Amazon Prime Video (International), du 15 novembre au 13 décembre 2020
- Plateforme actuelle : Disponible en streaming sur arte.tv
Liste des épisodes :
- Mangrove (2h07) – Le procès des Mangrove Nine en 1970
- Lovers Rock (1h10) – Une fête clandestine en 1980
- Red, White and Blue (1h20) – Le dilemme d’un policier noir
- Alex Wheatle (1h06) – Biopic d’un écrivain et militant
- Education (1h03) – Enfants noirs dans un système éducatif discriminant
Principaux interprètes : John Boyega, Letitia Wright, Shaun Parkes, Malachi Kirby, Micheal Ward, Sheyi Cole, Rochenda Sandall, Amarah-Jae St. Aubyn.