L’acteur britannique Alan Rickman est mort des suites d’un cancer à l’âge de 69 ans, tout comme les chanteurs David Bowie et Michel Delpech. Si le comédien brillait à la scène, notamment pour la Royal Shakespeare Company, ou au cinéma dans Love Actually ou Robin des bois, on retient surtout de sa carrière sa brillante incarnation du professeur Severus Rogue dans la saga Harry Potter. In memoriam.
Ceci n’est pas une nécrologie. Du reste, il peut paraître étrange de parler de Rogue pour rendre hommage à l’acteur qui l’a si remarquablement interprété. Une raison nous y pousse : la saga littéraire Harry Potter a ceci de fantastique, au sens propre du terme, qu’elle nous emmène au-delà du monde terne des Moldus. D’ailleurs, exception faite du premier et dernier tome, les romans se commencent et se terminent dans ce qui représente notre monde à nous. J. K. Rowling a réussi à créer un espace littéraire magique dans lequel le lecteur, enfant ou adulte, s’évade le temps d’un moment. Pour cette raison donc, pas de nécrologie, pas de cancer. Parlons donc de Severus Snape.
Pour toute une génération née entre les années 80 et 2000, l’adaptation cinématographique d’Harry Potter a été considérée – souvent, à raison – comme un scandale. Néanmoins, la fine fleur de la comédie britannique et irlandaise a su nous accorder quelques frissons supplémentaires. Pensons à Maggie Smith dans le rôle de Minerva McGonagall, John Hurt en fabricant de baguette Garrick Ollivander, Brendan Gleeson incarnant Alastor Maugrey Fol Œil. Ralph Fiennes dans le rôle de Lord Voldemort, Helena Bonham Carter dans celui de Belatrix Lestrange, sans oublier Gary Oldman dans la peau de Sirius Black. Et puis l’excellent Alan Rickman. Qui ne se souvient pas de cette scène, culte désormais, dans laquelle il tance avec délectation Harry Potter et les premières années de l’école de sorcellerie Poudlard ?
Si le personnage de Rogue demeure l’un des meilleurs – et pour certains, LE meilleur – c’est qu’il résume à lui seul l’essence de la saga romanesque. En outre, il peut prétendre, exception faite de Voldemort et Dumbledore, au rang de meilleur sorcier de son époque. D’ailleurs, son pire ennemi, Sirius Black, le reconnaît lui-même : « Quand il est arrivé à l’école, Rogue connaissait plus de sortilèges que les élèves de septième année et il faisait partie d’une bande de Serpentard qui sont presque tous devenus des Mangemorts ». Si le professeur Rogue ne brille pas par sa pédagogie, il reste un maître en matière de potions. Niveau sortilège, celui qui se faisait appeler le prince de Sang-Mêlé est suffisamment avancé pour en créer un lui-même : le redoutable Sectumsempra qu’Harry Potter utilise contre Drago Malefoy dans le sixième opus. À la base, Severus Snape est un excellent sorcier . Mais – espionnage et contre-espionnage oblige – il est formé par les deux sorciers les plus puissants de l’époque, à savoir : Albus Perceval Wulfric Brian Dumbledore et Lord Voldemort. Grâce à ce dernier, Rogue apprend à voler sans balai. La preuve qu’il est définitivement le troisième sorcier le plus puissant ? Peut-être est-il le meilleur occlumens de sa génération, puisqu’il réussit à berner Voldemort lui-même. Inversement, il maîtrise parfaitement la legilimancie.
Il existe mille raisons d’aimer la saga littéraire Harry Potter. Pour sa fluidité narrative, la profusion et la cohérence de son univers, la profondeur psychologique de ces personnages. Sans oublier son humour et ses néologismes savoureux. L’intrigue, haletante, confine parfois au roman policier et emprunte autant au fantastique, au merveilleux qu’à une pluralité de légendes et mythes, religieux ou non. Quiconque pense les romans simplistes ou enfantins se trompe. J. K. Rowling a relayé à notre époque plus d’une valeur positive. Et pas seulement l’amour, tant raillé par Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer le nom : « L’amour, qui ne m’a pas non plus empêché d’écraser ta Moldue de mère comme un cafard, Potter ». Si l’on retrouve la méfiance envers les tabloïds ou le pouvoir en place – à travers le déni de Fudge ou les méthodes de Scrimgeour, personnage par ailleurs héroïque – on accède surtout à une conception particulière du bien. Si, pour Voldemort, « le bien et le mal n’existe pas », mais seulement le pouvoir, c’est plutôt dans la bouche de Dumbledore que l’on trouve les paroles justes : « Il faudra choisir entre le bien et la facilité ».
Le mal pur et originel n’existe pas dans l’univers créé par J. K. Rowling. Voldemort n’est pas Sauron. Il est certes l’enfant d’une relation factice et malsaine, le bâtard d’une famille dégénérée, mais il reste un enfant, traumatisé, apeuré par la mort et surtout revanchard. Le dernier film de la saga Harry Potter s’est complètement fourvoyé en faisant disparaître le cadavre de Voldemort en poussière. « Tom Jedusor s’abattit sur le sol dans une fin triviale », écrit la romancière. Voldemort redevient l’homme qu’il était.
S’il est un message central et structurel dans les romans, c’est bien celui-ci : le bien et mal ne s’oppose pas de façon binaire, et chacun est traversé par ces tensions contraires. Harry lui-même est, dès sa première année, un être possédé, en proie à une sorte de maladie intérieure. Une partie de Voldemort vit en lui-même. La beauté du dernier opus réside en ceci que même Dumbledore, dans sa jeunesse, a fauté en collaborant avec Grindelwald, ne serait-ce que « pour le plus grand bien ». Ron éprouve du doute. L’image du père, James Potter, est ternie par une adolescence mesquine. La liste serait longue. Aucun personnage – hormis, peut-être, Hermione et Lili – n’est parfaitement bon. D’où la remarquable complexité psychologique des personnages. Qui plus est, les personnages sont des êtres fondamentalement brisés. Ils portent chacun leur fardeau, leur drame. J. K. Rowling réactive dans son œuvre une image marginale du sorcier, comme au temps de Salem. Ce sont des rouquins, des binoclards, des timides, des orphelins, des demi-géants, des esclaves. Ils sont prisonniers de leur famille, comme Ron Weasley, Sirius Black ou Drago Malefoy, entre deux mondes, comme Seamus Finnigan, Hermione Granger, voire même Hagrid.
L’histoire de Rogue fait culminer ces idées. On le comprend dans les deux derniers tomes, le jeune Severus a passé une enfance solitaire pauvre, à l’Impasse du Tisseur. Ses parents l’auraient négligé. Arrivé à Poudlard, il devient Servilus et subit les moqueries de James et Sirius. La petite fille qu’il aime, Lily Evans, est à Gryffondor et lui à Serpentard. La montée de Voldemort, donc de l’histoire, aura raison de leur amitié. Parce qu’il a toujours été rejeté, parce qu’il est profondément jaloux de James Potter, parce qu’il est à Serpentard, parce que, probablement, il hait son moldu de père, parce qu’il est un sorcier extrêmement puissant, Rogue se range du côté des Mangemorts, les partisans du Seigneur des Ténèbres.
Depuis le premier tome jusqu’à la fin du septième tome, Rogue est un personnage détestable, exécrable et sournois. Puisque l’on suit Harry Potter, on a tendance à le détester. Jusqu’à ce que le dénouement survienne, par et grâce à sa mort. En mourant de la baguette de Voldemort, il confie à Harry ces souvenirs, en l’occurrence la clé de l’histoire. Rogue a toujours aimé Lily. Il commet l’irréparable en rapportant à Voldemort la prophétie qui causera la mort de James et Lily, et la cicatrice de leur enfant. Depuis lors, il fait le serment à Dumbledore de protéger l’enfant, quoiqu’il le déteste :
— Très bien, très bien. Mais ne le dites jamais à personne, Dumbledore, jamais à personne ! Cela doit rester entre nous ! Jurez-le ! Je ne peux pas supporter… Surtout le fils de Potter… Je veux votre parole !
— Vous voulez ma parole, Severus, que je ne révélerai jamais ce qu’il y a de meilleur en vous ? soupira Dumbledore en baissant les yeux sur le visage à la fois féroce et angoissé de Rogue. Si vous insistez…
Figure douloureuse du repentir, Rogue représente le bien sous sa forme la plus secrète, la plus déviante. Héros de l’ombre, il choisit le lourd fardeau d’être conspué par l’Ordre du Phénix comme par les Mangemorts. Il accepte, sur son ordre, de tuer Dumbledore, au risque de passer, notamment aux yeux de Potter, pour un abominable traître. Par lui, le chemin du bien et de la résistance prend une forme déroutante. La dualité du personnage culmine dans la scène de sa mort : Harry, qu’il a toujours détesté parce qu’il ressemblait à son père, a cependant « les yeux de sa mère ». Le « regarde-moi » terminal devient alors sa récompense, le regard de la femme aimée dans l’enfant qu’il a sauvé pour elle.
Le corps du personnage principal, Harry Potter, porte le message de la saga éponyme. Il est l’être possédé et par le sacrifice maternel et par l’esprit de l’assassin. Il représente aussi, par son physique, la dualité de Rogue. Comme celle, par ailleurs, de Sirius Black, qui voit en lui une réincarnation de James. De ce corps, et surtout de son union avec Ginny, naît entre autres Albus Severus Potter, l’enfant double par excellence. Avec Harry Potter, Dumbledore – mais aussi Quirrel, en un sens – Rogue porte le message de J. K. Rowling. Hier, son interprète est mort en laissant derrière lui une interprétation juste et superbe du maître des potions. Consolons-nous avec l’une des remarquables punchline de Dumbledore : « Pour un esprit équilibré, la mort n’est qu’une grande aventure de plus ».