Prendre le temps de regarder passer les élans : la slow TV ou le répit contemplatif

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Et si le silence, la lenteur, la contemplation et un ennui apparent devenaient les nouvelles armes d’une génération saturée d’images, d’injonctions à l’efficacité et de scroll infini ? Bienvenue dans l’univers fascinant et improbable de la slow TV.

Le choc de la contemplation : quand la télé se met à ralentir

Elle s’intitule Den stora älgvandringen – La Grande Marche des élans. Chaque printemps, pendant plusieurs centaines d’heures, des caméras fixes suivent en direct la migration d’élans suédois, filmant leurs haltes, hésitations, traversées de rivières. Cette année, près de neuf millions de spectateurs ont suivi la lente progression de ces cervidés anonymes. Pas d’intrigue, pas de voix off, pas de musique dramatique : juste la nature, à son rythme. Un phénomène, initié en Norvège dans les années 2010 avec Bergensbanen: minutt for minutt (sept heures de trajet ferroviaire sans interruption), qui a conquis petit à petit une audience mondiale.

Cette « anti-télévision » est devenue en une décennie un symptôme autant qu’un remède. Elle incarne une quête collective : celle du ralentissement dans une époque accrochée à l’instantané, au zapping, à la dopamine algorithmique. La slow TV ne cherche pas à captiver, mais à accompagner. Elle ne cherche pas l’effet, mais la présence.

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Du lifestyle au soulstyle

Il serait tentant de ranger la slow TV parmi les lubies nordiques du type hygge ou lagom, mais cela serait en rester à la surface. Car ce que révèle ce genre, c’est une réorientation comportementale profonde. Dans un monde où la valeur du temps est indexée sur la productivité, où le moindre écran devient un vortex d’optimisation personnelle, la slow TV revendique l’inverse : l’oisiveté volontaire, l’attente, la durée.

De nombreux spectateurs décrivent un sentiment d’apaisement comparable à celui procuré par la méditation ou la marche en forêt. Elle se regarde seul ou en couple, en fond sonore ou les yeux fixés sur le moindre bruissement du vent dans les bouleaux. Elle devient un rituel de reconnexion au réel, un refuge en réponse à la panique numérique.

Entre fatigue cognitive et besoin d’ancrage

Le succès de la slow TV ne s’explique pas seulement par un engouement esthétique ou une nostalgie du réel : il est aussi une réponse à une saturation mentale. Le cerveau humain, constamment sollicité par des stimulations intenses (scrolling rapide, sons percussifs, cuts frénétiques), montre des signes de fatigue attentionnelle chronique.

Selon une méta-analyse publiée en 2024 dans PMC, les enfants exposés à des programmes à rythme lent présentent une meilleure régulation émotionnelle, une capacité accrue de concentration, et moins de troubles de l’attention. Il n’est donc pas surprenant que les parents redécouvrent pour leurs enfants les émissions des années 1990 — FranklinLittle BearLes Petits Malins — pour leur rythme narratif apaisé, proche de celui de la slow TV. L’effet est transgénérationnel : un retour au rythme biologique, presque archaïque, dans une modernité déboussolée.

Qui regarde quoi, comment, et pourquoi ?

La slow TV dessine aussi une géographie sociale du regard. En Scandinavie, elle est vécue comme un prolongement de la proximité avec la nature, une forme de télévision civique et fédératrice. Ailleurs, elle peut revêtir un caractère exotique ou même esthétique, comme le montre l’engouement pour les livestreams de train dans les Alpes suisses ou les balades silencieuses dans les rues de Kyoto.

À l’ère du multitasking, cette télévision offre un support paradoxalement multitâche : on l’écoute en travaillant, on la regarde en cuisinant, on y revient comme à un foyer. Ce n’est plus la télévision qui s’impose, c’est le spectateur qui décide de la disponibilité de son regard, comme un souverain qui accorde ou non son attention. La slow TV inverse ainsi le rapport de pouvoir entre programme et spectateur.

De la lenteur…

La slow TV ne relève pas uniquement d’un phénomène psychologique ou d’un effet de mode : elle propose une philosophie implicite, une micro-politique du regard. Elle refuse la violence visuelle, l’interruption permanente, la dictature du buzz. Elle prend acte de l’épuisement d’un modèle médiatique et propose un luxe devenu rare : le temps long, la patience, l’anodin.

Ce n’est pas un hasard si, à l’heure où les intelligences artificielles produisent des résumés, des synthèses, des cutscenes, des highlights, des millions de personnes choisissent de regarder… un élan marcher. Pas pour savoir où il va, mais pour être avec lui. C’est là toute la révolution silencieuse : retrouver la compagnie du monde, sans interférence.

En choisissant de ralentir le regard, la slow TV nous rend peut-être un droit fondamental : celui de regarder sans être pressé de comprendre, de vivre sans obligation de performance, d’éprouver la continuité au lieu de la fragmentation. Elle n’est pas un simple divertissement, mais un manifeste discret : pour une télévision qui ne crie pas, qui n’éduque pas, qui ne survend rien. Une télévision qui, tout simplement, nous laisse exister.

Quelques classiques de la slow TV à découvrir :
– La Grande Marche des élans (SVT, Suède)
– Bergensbanen (Norvège, 7 heures de train entre Bergen et Oslo)
– National Knitting Evening (Norvège, 12h de tricot en direct)
– Slow Down (YouTube, promenades silencieuses en ville)
– Namib Desert Live Stream (Slow.tv, Namibie)