Sortie le 9 juillet 2025 sur Netflix, la mini-série française Soleil noir (Under a Dark Sun) a immédiatement attiré l’attention par la présence d’Isabelle Adjani. Dans ce thriller familial en six épisodes, elle incarne Béatrice, matriarche glaciale d’un domaine de floriculture en Provence. Mais au-delà de l’intrigue policière, c’est le jeu d’Adjani qui intrigue : un rôle où l’actrice semble convoquer la mémoire de ses grandes figures de cinéma, dans une sorte de synthèse crépusculaire.
Béatrice : une tragédienne dans les serres
Dès son apparition, Béatrice est filmée comme une souveraine : silhouette hiératique, diction lente, regards chargés de menace. Adjani ne cherche pas à jouer « vrai », mais à jouer grand. Ses silences sont pesants, ses gestes économes et tranchants. Là où la plupart des séries Netflix privilégient un naturalisme sec, elle impose une présence presque théâtrale, qui brouille la frontière entre réalisme télévisuel et opéra noir.
Cette stratégie divise : certains critiques dénoncent une « outrance » (RTS), d’autres saluent un souffle baroque qui transcende le récit. Mais Adjani a toujours choisi cette voie : son art n’est pas celui de la mesure, mais de la démesure.
Des échos avec ses rôles emblématiques
- L’Histoire d’Adèle H. (1975)
À 20 ans, Adjani incarnait l’obsession amoureuse d’Adèle Hugo, engloutie par sa passion. Alba (Ava Baya), héroïne de Soleil noir, pourrait être sa descendante : une femme qui fuit son passé et s’enferre dans ses illusions. Béatrice, elle, semble l’ombre inversée de cette jeunesse : là où Adèle était victime de son désir, Béatrice est bourreau par excès de contrôle. - Possession (1981)
Le film de Żuławski reste la quintessence de son jeu convulsif, hallucinatoire. Dans Soleil noir, on retrouve des réminiscences de cette intensité dans la façon dont Béatrice, même figée, laisse affleurer une folie intérieure. La différence : la convulsion s’est muée en glaciation. - Camille Claudel (1988)
Camille, artiste écrasée par Rodin et par la société, exprimait la condition de la femme sacrifiée. Béatrice est l’antithèse : une femme de pouvoir, qui écrase les autres. Pourtant, le même motif demeure : la solitude, le poids de l’histoire, le refus d’une rédemption. - La Reine Margot (1994)
Dans ce rôle de reine passionnée et empoisonnée, Adjani avait déjà expérimenté la figure de la souveraine déchirée entre amour et pouvoir. Béatrice prolonge cette Margot vieillie : une femme qui règne sur un territoire (ici, les champs de fleurs) mais dont le royaume s’effondre.
Vieillir à l’écran : le masque et la blessure
En acceptant Béatrice, Adjani assume un rôle que l’industrie réserve rarement aux actrices de sa stature : non pas l’éternelle beauté, mais la matriarche inquiétante, presque monstrueuse. Ce choix opère comme une réflexion méta sur sa carrière. Longtemps fétichisée pour sa jeunesse et sa beauté, Adjani se réinvente en figure d’autorité empoisonnée, acceptant le vieillissement non comme un effacement, mais comme une radicalisation de son art.
La série donne ainsi à voir ce que signifie vieillir en public : ne pas s’adoucir, mais accentuer. Comme Bette Davis ou Isabelle Huppert dans leurs derniers rôles radicaux, Adjani persiste à déranger, refusant la tiédeur.
Une actrice contre la norme
Ce qui dérange certains spectateurs, c’est précisément ce qui constitue sa singularité : Adjani ne cherche pas à se fondre dans la mécanique d’une série Netflix calibrée, elle l’écarte, la déforme, pour y injecter du tragique. Elle fait de Soleil noirun théâtre de la démesure, un lieu où s’exprime la continuité d’une carrière marquée par l’excès, la douleur et la beauté convulsive.
Après la fatwa lancée par l’Iran contre l’écrivain britannique Salman Rushdie en 1989, l’actrice française profite de la cérémonie des Césars pour afficher publiquement son soutien à l’auteur des Versets sataniques. Elle sera l’une des très rares à agir ainsi dans le milieu du cinéma. Ce geste courageux, politique autant qu’artistique, illustre cette fidélité à une posture : celle d’une actrice qui ne cherche jamais la neutralité, mais assume de troubler, de cliver, de résister.
Adjani, héritière des grandes tragédiennes
Avec Béatrice, Isabelle Adjani rejoint une lignée de femmes de scène et d’écran qui ont transformé le jeu en rituel : Maria Callas, qui fit de chaque aria une blessure chantée ; Bette Davis, dont les derniers rôles transformaient le vieillissement en performance de puissance ; Catherine Deneuve, qui a souvent incarné une froideur souveraine ; Isabelle Huppert qui a imposé une singularité claire-cruelle à ses incarnations.
Adjani, à sa manière, s’inscrit dans cette tradition des tragédiennes modernes : des actrices qui ne se contentent pas d’illustrer un rôle, mais qui en font un excès, un excédent, une épreuve. Soleil noir n’est pas seulement une saga policière : c’est un théâtre filmé où Adjani rejoue, en négatif, l’histoire de ses héroïnes passées. Elle y rappelle qu’au-delà de ses films et de ses prix, elle demeure l’une des trois grandes tragédiennes du cinéma français.