Somnambule de Dan Chaon anticipe un futur proche. Ce 6e roman de Dan Chaon campe Will, un tueur, et une Amérique, meutrie, en voie de transformation.
Pour faire suite à des catastrophes naturelles survenus aux Etats-Unis, mais aussi des combats sanglants et une irradiation nucléaire du Mont Rushmore, villes et campagnes américaines peu ou prou dégradées se sont recomposées autour de grandes fortunes, de sociétés, sectes et milices privées. Le courant White Power affirme son suprémacisme tandis que des entreprises sectaires embrigadent avec la promesse que seuls ses membres seront sauvés du Jour dernier…
La pièce commence dans des USA réduits à une permanente tentation de la guerre civile que semble contenir désormais une surveillance électronique générale. Une Amérique où l’IA et les robots sont omniprésents, comme les armes à feu. Quant au reste du monde, à part le Canada qui a restreint ses frontières avec les USA, on n’en dit rien, mais ça a l’air d’aller.
Au volant de son camping-car, accompagné de Flip, son fidèle pitbull, l’exécuteur des basses-œuvres pour un réseau criminel, Will Bear (qui possède un douzaine d’identité réunit dans un seule : la Nébuleuse brumeuse) sillonne les routes de cette Amérique post-trump et pré-apocalyptique. Will est plutôt bien dans ses baskets grâce à une consommation quotidienne aux petits oignons de différentes drogues. Will est un tueur intelligent, froid et appliqué, et sensible à la nature.
« L’ombre des drones passe au-dessus de nos têtes comme des rapaces, et les caméras de surveillance, fixées à chaque lampadaire et sur le flanc de chaque bâtiment font pivoter leur tête et semblent toujours porter un intérêt particulier à ceux qui ont l’air perdus.
Dans les agglomérations urbaines, nombre de gens sont plus ou moins déguisés. Beaucoup portent des masques chirurgicaux, ce qui est peut-être dû à une épidémie de grippe qui vient d’être signalée, mais certains sont plus fantaisistes – peinture faciale de clown, voile avec lumière LED clignotante, prothèses de théâtre et même parfois masque d’Halloween ou tête de mascotte. C’est une tendance qui a commencé à partir du moment où la pratique de la reconnaissance faciale s’est tellement généralisée qu’on ne pouvait plus sortir de chez soi sans être photographié des centaines de vois – filé, piste et enregistré dans le grand panoptique numérique mis en place par toute entreprise ou tout gouvernement ou toute autre entité malveillante désirant savoir où chacun se trouve à chaque instant. Trop tard, les gens ont voulu récupérer leur visage.
Quant à moi, je ne me prends pas la tête avec ça. Pour l’instant, je ne figure dans aucune base de données, je ne peux être rattaché à aucun nom ou numéro de sécurité sociale. Je porte de grosses lunettes de soleil à effet miroir et j’ai remonté la capuche de mon ciré. C’est suffisant.
On marche un moment en silence, il n’y a pas beaucoup de circulation. Quelques autos roulent tranquillement dans Sheridan, et nous passons devant un restaurant de tacos, une boutique de vins et spiritueux, et un homme adossé à une pharmacie et en train de dormir ; il a un bandeau sur un œil et porte autour du cou une pancarte sur laquelle on peut lire : AIDEZ-MOI, JE SUIS AVEUGLE ! Mais à mon avis, son autre œil fonctionne très bien.
À mon avis, il ne lui manque qu’une cornée. Je connais beaucoup de gens dans le trafic d’organes, et généralement ce sont des hommes d’affaires justes et honnêtes. Quand vous avez un organe en double – riens, poumons, yeux, mains – ils ne vous en prennent qu’un, et ils ne prélèvent qu’une partie de votre foie, de votre pancréas ou de vtre intestin. La plupart d’entre eux ne sont pas des meurtriers. Ils ne vont pas vous extirper votre cœur ou vous priver de vos tissus. Ils ne vont pas vous arracher les deux yeux et vous laisser aveugle. Ce type avec sa pancarte sur la poitrine n’est sans doute qu’un escroc, et quand il me tend sa sébile, j’y dépose une pièce de 25 cents, mais il n’est pas question de pousser la charité trop loin. Il a sans doute reçu 5000 dollars pour son œil ! »
Soudain, le quotidien maitrisé mais répétitif bascule pour ce convoyeur et tueur solitaire relié à ses employeurs uniquement par une douzaine de téléphones jetables et intraçables qu’il renouvelle régulièrement. Cette agréable et somnambule solitude affairée en compagnie de son ancien chien de combat et compagnon fidèle est rompue par l’appel d’une dénommée Cammie qui semble se jouer de tous les systèmes de sécurité. La paix criminelle tourne à l’urgence inquiète.
Pourtant cette Cammie affirme ne pas vouloir le rencontrer pour lui faire la peau, contrairement à plusieurs de gangs ou sociétés, mais pour apprendre à se connaître car elle affirme être sa fille. Comme de nombreuses autres personnes, elle est le fruit de son sperme qu’il a donné quand il avait 20 ans et qui a été inséminé dans de nombreuses mères porteuses.
Cette surprenante nouvelle déclenche une situation de défiance généralisée, Cammie pourrait être sa fille, mais aussi une IA qui piste Will…
Débute une conversation téléphonique quotidienne où chacun jauge l’autre. Où est le vrai ? Le réel ? Qui est qui, qui est quoi ? Étrangement, des intonations et le rire de Cammie rappellent fortement à Will celles de sa propre mère. Une psychopathe dénuée d’amour et d’empathie que son fils aura fini par expédier…
Rapidement Will ressent une émotion qui déborde sa raison calculatrice : si Cammie est sa fille et qu’elle est en danger s’ouvre à lui la possibilité d’agir en… père. Pour l’exigeant tueur savamment drogué qui tue par devoir mais sans haine, dans un monde réduit à sa pire expression marchande et individualiste, s’enclenche un cheminement qui va du calcul existentiel de survie à la prise de conscience d’une dimension affective et d’une possible relation sentimentale à travers son statut de père, père putatif, père par don de sperme, mais père tout de même.
Un processus de prise de conscience, de changement de vie, d’humanisation qui va faire d’une Nébuleuse brumeuse d’humains, d’un monstre inconscient car somnambule, une personne animée par le désir d’aimer et de protéger. Un nouvel homme pour une autre vie.
« Zut alors ! Tout ce qu’elle me dit me rappelle ma mère et je dois serrer très fort le volant pour éviter qu’un collage de souvenirs indésirables ne m’obstrue le cerveau.
– Bref. Où est ta mère biologique ? On pourrait penser que ce serait elle que tu chercherais en premier, avant le père.
– La donneuse d’ovule ? dit Cammie.
Un peu platement, un peu mesquinement. Peut-être un aperçu de qui elle est vraiment ?
– Elle est morte. Et ne dites pas « biologique ». Il n’y a rien de biologique dans tout ça.
– Morte ? OK ?
– Oui. C’est triste. Elle s’est suicidée il y a une vingtaine d’années. Elle s’est pendue dans un appartement de Baltimore. En tout cas, c’est la version officielle.
J’ignore pourquoi j’éprouve un pincement au cœur alors que je n’ai jamais eu le moindre contact avec cette femme si ce n’est qu’on a mélangé nos fluides dans un laboratoire. Mais je suis plus touché que je ne croyais. Cette pauvre femme et moi avons eu un enfant ensemble, et voilà qu’elle est morte. Nous avons eu un enfant, et je n’ai jamais eu l’occasion de la rencontrer. Dans une autre vie, me dis-je, mais je me retiens. »
Ce road trip halluciné au rythme vif dans une Amérique dirigé par l’argent, les armes et la technologie est saisissant et absorbant. Le personnage de Will, monstre humain, engendré par une société en crise est, tout comme son cheminement territorial et psychique, extérieur et intérieur, décrit par touches directes, puissantes, adhésives. Une brutalité attentionnée dans un monde dystopique qui aurait peut-être mérité une meilleure cohérence tant il hésite entre actuel monde et post-monde ravagé. Reste que Somnambule de Dan Chaon est un très bon, voire excellent, roman en clair-obscur. Il illustre en creux cette considération de Gramsci, désormais citée à tout bout de champs, où ma propre somnolence me conduit : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »
« Tout en roulant vers le nord, sur l’Interstate 70, en direction de Morgantown, je prends ma microdose de LSD et je m’autorise à pleurer un peu, distraitement, juste pour des raisons d’hygiène émotionnelle. J’arrive sur un long pont que je traverse pour rejoindre l’Ohio et des insectes volants commencent à s’écraser sur le pare-brise tels des gouttes de pluie verdâtres. On est mi-octobre et d’habitude on n’en voit plus à cette période de l’année, mais tout est possible aujourd’hui. »
Somnambule de Dan Chaon est paru le 1er mars 2024 aux éditions Albin Michel. Son prix de vente est 23,90€ en broché et 16,99 en livre numérique
A remarquer l’excellent travail de la traductrice Hélène Fournier!
Tout à fait !
oh, merci beaucoup, ça me touche, d’autant que c’est mon ultime collaboration avec Dan, un déchirement pour nous deux !