Après le violon d’Âme brisée (Prix des Libraires 2020) et l’alto de Reine de cœur, c’est au violoncelle qu’Akira Mizubayashi consacre son nouveau roman avec Suite inoubliable aux éditions Gallimard, un roman intense sur les pouvoirs de la musique et la magie de leurs instruments comme autant de remparts contre les horreurs de la guerre.
Akira Mizubayashi est un écrivain singulier : romancier nippon fasciné par la langue française – « Une langue venue d’ailleurs » qui fait de lui un être double, a-t-il écrit dans un précédent livre – il en a la parfaite maîtrise au même degré que sa langue « paternelle », dont il ne cesse de dire qu’elle ne devrait plus jamais être « la langue du fanatisme déchaîné », instrument des horreurs du second conflit mondial. Écrivain singulier aussi par un tropisme tourné inlassablement vers le monde de la musique.
Le titre du roman est un hommage à l’immense Jean-Sébastien Bach, compositeur de Six Suites pour violoncelle seul, développées successivement en un Prélude, une Allemande, une Courante, une Sarabande, un Menuet et une Gigue, Akira s’attachant à dérouler pareillement les six chapitres de son roman en autant de variations et tonalités, « comme le long monologue de Bach émaillé de doutes et de certitudes, de joies et de chagrins, de plaisirs et de douleurs, […] longue promenade d’introspection ponctuée de haltes bienfaisantes [révélant] toute l’intériorité réfléchie de l’homme européen du XVIIIe siècle qui s’éveille à la liberté, qui décide de prendre en main son destin, son présent autant que son avenir, bref la totalité de sa vie. »
Le roman s’ouvre sur l’ascension et le sacre d’un jeune prodige du violoncelle, Ken Mizutami, formé à l’instrument par son propre père dès l’âge de cinq ans, lauréat à seize ans, en 1939, du concours international de Lausanne, grâce à son interprétation – « habitée d’un souffle divin » dira le jury unanime – du Concerto d’Edward Elgar. Choix délibéré du jeune interprète « croyant y reconnaître la secrète révolte du compositeur britannique face à la Grande Guerre ». Déjà… Car notre Ken, personnage foncièrement pacifiste, est obsédé par la menace d’un nouveau conflit mondial alimentée à la fin des années 30 par l’hystérie des maîtres absolus d’un Japon « complètement gangrené par une dictature exacerbée fondée sur le culte fanatique de l’empereur » préparant une aube de guerre apocalyptique.
Cette angoisse commencera à saisir notre jeune instrumentiste en Europe, là où il fera ses premiers pas de violoncelliste sur les encouragements de ses professeurs à quitter la terre natale. « Elle vient de là, la musique que vous aimez, que votre fils interprète merveilleusement » diront-ils au père de Ken pour le convaincre de le laisser partir à mille lieues du Japon, là où, pourtant, se font déjà entendre les vociférations de bellicistes autocrates près d’asservir les populations du Vieux Continent.
Dans une France en paix pour quelques mois encore, Ken écoutera les leçons des grandes figures du violoncelle, Pierre Fournier en tête, au Conservatoire de Paris et à l’Ecole Normale de Musique, et assistera aux concerts d’Alfred Cortot, Clara Haskil, Jacques Thibaud et, bien sûr, du violoncelliste catalan Pablo Casals, premier et insurpassable interprète des Suites de Bach, absolue référence dont il recevra avis et conseils en 1938 dans le refuge du Maître, à Prades, à distance des menaçantes dictatures européennes. Et c’est lui, Pablo, qui jouera les Suites pour la toute première fois, lui qui fut aussi le premier à retrouver les partitions du Cantor de Leipzig, inexplicablement égarées après la mort du compositeur. Notre sexagénaire Pablo, Pau pour les Catalans, attendit encore douze années avant d’oser les offrir en concert sur son mythique instrument né en 1712 de la main du luthier vénitien Matteo Goffriller. Il faut croire que les partitions des sublimes Suites intimidaient même les plus grands : Pierre Fournier ne les jouera en public qu’à 54 ans, Paul Tortelier à 47 ans, Rostropovitch à 68 ans et János Starker à 53 ans ! Et le violoncelliste de notre roman, Guillaume Walter, n’échappera pas, lui non plus, à « la tentation de jouer enfin en public l’intégrale des Suites de Bach ».
C’est aussi d’un Matteo Goffriller que notre romancier japonais va doter le brillant Ken en récompense de ses lauriers du concours international de Lausanne. Un violoncelle dont il aura la charge et le bonheur de le faire chanter jusqu’en 1946. Un instrument que la luthière Hortense Schmidt connaît bien et entretient avec une fascination à la hauteur de la rareté de l’objet… et de la tendresse amoureuse qu’elle porte à Ken. Deux êtres pudiques, désespérés de se quitter au lendemain de « leur seule nuit d’étreinte fiévreuse », à la veille de la mobilisation de l’armée nippone qui va envoyer au front, et à la mort, son cher et doux amant dont elle portera leur unique enfant, Léon. Dans un ultime geste d’amour avant la séparation, Ken s’emparera alors du Goffriller, dénommé avec bonheur « Amor » par le facteur qui l’a créé au XVIIIe siècle et le jouera devant Hortense, bouleversée : « Une musique profonde, toute intérieure, émerge du silence de mon atelier. Elle résonne, par le déploiement de sons graves d’un rythme lent, imperceptiblement mouvant, voire changeant, comme la voix grave d’un moine prononçant une longue et intense prière sans paroles, secouée quelques fois par une émotion forte qui monte des profondeurs de son cœur. […] Ken, au plus fort de l’émotion suscité par sa propre interprétation, est dans un état d’extase. Le violoncelle du luthier vénitien Matteo Goffriller l’emmène rejoindre un ailleurs lointain, à des hauteurs vertigineuses au-dessus du territoire nippon où, dit-il, la raison et la conscience subissent une torture permanente infligée par un fanatisme exacerbé ».
Ken embarquera à Marseille pour Yokohama, aux côtés de deux autres amis musiciens, japonais comme lui, Kyoko, violoniste, et Jun, altiste, trio qui eût formé en Europe un ensemble parfait s’il n’avait été disloqué par la guerre et ce départ forcé vers l’inconnu « et l’avenir sombre de leur pays. » Désespérés, « les trois musiciens ne vivaient pas, ils survivaient grâce à la musique », continuant de jouer en formation sur le navire qui les ramenait au pays, derniers moments de paix avant l’enfer.
Ken en particulier « haïssait le nippocentrisme qui faisait de son pays le seul État moral et de tout le reste de la planète un monde barbare et immoral ; il abhorrait l’enfermement de son pays dans une étroitesse d’esprit ignorant les valeurs qui le transcendaient, un enfermement délétère qui coupait les ailes à tout élan de cosmopolitisme ». Tout cela, Ken l’écrira dans une lettre qu’il laissera à Hortense et qu’elle devra dissimuler après son départ pour écarter toute menace portée à sa vie et celle de son amant par l’inquisitrice Police militaire japonaise. Et quelle meilleure cachette que le Goffriller dont elle prend soin ! Un instrument désormais qui sera substitut de son amant disparu. Et une lettre qu’on finira par découvrir dans la table d’harmonie après qu’un instrumentiste, Guillaume Walter, bien des années suivant la guerre, ressentît une insolite vibration, une subtile faille de résonnance, comme une « fracture d’âme », imperceptible aux oreilles du public.
Et c’est Pamina – bel hommage mozartien de son père, Léon ! -, petite-fille d’Hortense et Ken, qui décèlera dans l’instrument le point défectueux. Car Pamina, après sa grand-mère factrice elle-même d’une parfaite réplique du légendaire Goffriller qu’elle aura baptisée « Pax animae », prolongera la tradition familiale de lutherie et, détaillant la structure du chef d’œuvre de 1712, y verra deux parfaits jumeaux instrumentaux, impossibles à distinguer quand les notes s’envolent de leurs cordes frottées.
D’un tissu fait d’ornements et de variations de composition autant musicale que littéraire, le roman d’Akira Mizubayashi mêle et entremêle personnages et situations d’un avant et après-guerre mondial qui font de ce récit un plaidoyer puissant où quelques acteurs de la beauté du monde luttent contre une noire et désespérante humanité qui a « plus d’imagination pour tuer que pour sauver » (Francis Picabia). Un roman tout simplement magnifique.
Suite inoubliable d’Akira Mizubayashi. Éditions Gallimard. Collection Blanche. 240 pages. Parution : 17 août 2023. 20 euros.
► à lire et écouter: https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/l-invite-e-du-jour/la-musique-des-fantomes-avec-l-ecrivain-akira-mizubayashi-1900876
► Akira Mizubayashi sera présent à la librairie rennaise Le Forum du livre, Centre commercial de La Visitation, le 16 novembre prochain: https://www.librairieforumdulivre.fr/rencontres/33240/