La parole est le langage articulé humain destiné à communiquer la pensée et la volonté. Dans sa nouvelle expérience scénique intitulée Tes mots dans ma bouche, Anna Rispoli transvase la parole d’un humain dans la bouche d’un autre, en quête d’un rapprochement entre les membres parfois si différents d’une même société européenne. Un spectacle politico-intimiste, participatif, présenté du 22 au 24 novembre dans le cadre des Tombées de la nuit et du festival TNB de Rennes.
Anna Rispoli
Née en Italie, vit et travaille à Bruxelles.
Anna Rispoli utilise les espaces communs de manière inattendue, via des pratiques participatives. Elle remet en question les possibilités conceptuelles et options esthétiques entre espaces publics et privés.
Anna Rispoli, en coopération avec les Allemands Lotte Lindner et Till Steinbrenner, a recueilli la parole de huit Bruxellois, aux origines très diverses. Lors d’entretiens individuels et collectifs, l’artiste leur a proposé de s’exprimer sur des thématiques allant du très intime au politique. De cette parole elle a tiré un texte, comme une pièce de théâtre, qui conserve la parole exacte de chacun. Ce texte sera mis dans la bouche de huit personnes d’un public. Ils prêteront leurs voix et incarneront les personnages.
L’oeuvre se présente comme un exercice de démocratie affective questionnant les limites de nos bulles sociales. Par la mise en bouche des mots de l’autre, favoriser l’empathie et la cohésion, dans la contexte sociétal d’une Europe aux bases fragiles.
Nous avons rencontré l’artiste italienne Anna Rispoli afin d’éclairer Tes mots dans ma bouche qui arrive à Rennes.
« imaginer une conversation impossible »
Unidivers : Comment est née l’idée de cette… expérience ?
Anna Rispoli : « Tes mots dans ma bouche » est le deuxième chapitre d’une série de pièces qui marchent selon le même dispositif. Le premier chapitre avait un titre allemand qui veut dire sensiblement la même chose : Dein wort in meinem mund.
L’idée est née à l’époque des attentats de Bruxelles, en 2016. Je me rendais compte que je n’arrivais pas à parler avec mes voisins de ces questions de « ce que l’on partage », de l’espace public, des cultures différentes… et de l’intime. Donc petit à petit a commencé à naître cette réflexion sur ce qu’était « l’espace politique-affectif ».
Et l’envie a émergé de permettre le dialogue entre des citoyens, qui d’habitude ne se parlent pas, n’ont rien à se dire ou ont du mal à s’imaginer parler de questions intimes avec les autres. Finalement, imaginer une conversation impossible.
Unidivers : Pourquoi impossible ?
Anna Rispoli : Parce qu’ordinairement il n’existe pas, dans une ville, de lieu si ouvert qu’il puisse accueillir des paroles aussi variées, aussi diverses, pour une conversation sur des sujets intimes.
On a cette habitude d’aborder la question de l’intimité et de l’affectivité dans des espaces qui sont fermés, protégés. Pour moi, faire l’effort de mettre en contact ces deux dimensions que sont l’intime et le public, voire le politique, c’est l’exercice que notre société devrait faire un peu plus souvent, pour humaniser, ré-humaniser la politique.
Unidivers : Comment avez vous mené vos recherches pour le texte ?
Anna Rispoli : Je me suis intéressée à Bruxelles comme étant une métropole cosmopolite, dans laquelle la notion de différence, aussi bien culturelle qu’affective, est très marquée. Un espace où il devient donc possible de créer des prototypes de réflexion sur le sujet.
Je suis allée chercher des personnes aux profils très différents. Parfois dans mon cercle de connaissances. Parfois ce sont des rencontres qui se sont faites par hasard. Parfois j’ai dû aller à la rencontre de certains profils de personnes, car je voulais des profils très divers.
J’ai commencé par des entretiens à deux, puis à trois ou quatre. Mais il n’y a pas eu d’entretien à huit comme je l’aurais souhaité. Ce qui met bien en valeur notre questionnement de départ : pourquoi est-il si difficile d’avoir une discussion avec tout le monde ?
Unidivers : Comment avez vous travaillé au dialogue de ces personnes, malgré cette distance physique ?
Anna Rispoli : Lors des entretiens, j’ai employé une technique de « possession ». Je me faisais posséder par les mots de l’un ou de l’autre. Les entretiens étaient construits avec beaucoup de questions et je demandais par exemple à Jean François s’il avait des questions pour Ella. Quand je rencontrais Ella, je lui posais les questions de Jean François (en essayant même de respecter sa façon de parler) puis Ella me posait des questions pour Princesse. Cela formait une chaîne de curiosité et d’appétit mutuel, dans laquelle je me faisais porte-parole.
« C’est un exercice d’empathie radicale »
Unidivers : Pourquoi faire lire le texte par le public ?
Anna Rispoli : Pour moi, la proposition politique ou disons sociétale était justement là.
C’est un exercice d’empathie radicale. Avoir les mots de quelqu’un qu’on ne connait pas dans sa bouche, c’est un rapprochement abrupt. Ressentir ce qu’il ressent, découvrir son sentiment et s’imaginer toute la distance qui nous en sépare. C’est l’expérience qui est intéressante, celle de s’entendre parler avec des mots étrangers, qui sont comme bizarres dans notre bouche et avec des propos qui ne sont pas les nôtres. Qui entrent même parfois en conflit avec notre pensée. Être l’acteur de quelqu’un d’autre.
Unidivers : Ne craignez vous pas que le texte perde de sa force sans l’interprétation d’acteurs professionnels ?
Anna Rispoli : Je pense que la fragilité du dispositif, à savoir le fait d’avoir des non-acteurs, choisis parmi les spectateurs, qui sont confrontés à un texte pour la première fois, crée une sorte de complicité avec le public. Il y a une sorte de soutien empathique envers celui qui lit, parce qu’on aurait pu être à sa place. On s’entraide, avec une écoute qui est un peu plus bienveillante. On ne juge pas la virtuosité ni le talent de l’interprétation. C’est sans filet de protection, sans direction d’acteurs et il y a cette ambiance d’être un peu tous dans la même aventure.
Unidivers : Le texte aborde des questions parfois en marge, notamment sur les questions conjugales, en abordant la question des relations libres, de l’échangisme, du polyamour, etc… Est-ce une orientation délibérée de votre part ?
Anna Rispoli : La notion de polyamour m’intéressait beaucoup. Imaginer des relations humaines qui partent du pré-concept de l’abondance, d’un point de vue qui dit que « plus d’amour, c’est possible ». Et cette idée de confiance mutuelle, de partage… Pas dans le sens du partage d’un gâteau, en plusieurs tranches. Plutôt l’idée d’un partage qui multiplie. Pour moi c’est fascinant.
Par ailleurs, je fais depuis environ un an l’expérience de partager mes revenus avec ceux de 10 autres personnes. On a créé un portefeuille commun, avec un compte commun, où chacun y met et y prend ses besoins pour tous les jours. Cette expérience permet de tester ses propres frontières sur plein de sujets : la propriété privée, l’accès à la ressource, le détachement vis à vis de ces questions etc…
L’intérêt premier est de voir comment notre relation à l’argent change, mais par la suite on voit comment toute une série d’autres notions commencent à devenir possibles. Par exemple, après cette expérience de partage des revenus, j’ai des idées de ne plus habiter uniquement avec ma famille mais de cohabiter avec une autre famille. Il y a toute une série de choses qui s’ouvrent.
Unidivers : Ce travail de décloisonnement dans « Tes mots dans ma bouche », est-ce pour vous un questionnement en cours ou une conviction que vous cherchez à transmettre ?
Anna Rispoli : En tant qu’artiste quand on propose une œuvre, c’est toujours un questionnement. Je ne donne pas de réponse au travers de ce projet. Tout mot dans ma bouche n’a pas une position qui est finale. Toutes les vérités sont subjectives, toujours remises en question par les autres.
D’un point de vue personnel j’ai mes propres vérités, mes opinions, plus ou moins activistes. Mais je n’essaye pas de représenter mes points de vue au travers d’un projet qui serait conclusif ou qui aurait une rhétorique affirmative. Ça deviendrait très ennuyeux d’un point de vue dramaturgique et un peu arrogant. Je trouve ça plus intéressant de chercher à déstabiliser.
Chacun se fera sa propre idée sur ce projet. C’est aussi pour ça que les mots ne sont pas retravaillés. On a gardé les erreurs de prononciation, de grammaire, la façon de parler, les accents pour marquer le fait que ce sont des vrais gens qui s’expriment, leur véritable parole… ce ne sont pas des propos préformatés ou des discours politiques.
Unidivers : Comment se sont passé les premières représentations ?
Anna Rispoli : Le texte a été déjà joué à Bruxelles, plus récemment à Clermont-Ferrand et en Italie. On le présente dans des conditions très différentes, parfois avec une grande jauge, d’autre fois dans des ambiances beaucoup plus intimistes. On l’a même présenté dans une piscine, en maillot de bains (rires). Chaque situation est vraiment unique, ce qui me met aussi en position de fragilité, car je ne peux pas vraiment les contrôler.
C’est très stressant mais aussi très excitant, on est vraiment hors d’une parole morte ou d’une parole écrite, qu’il faudrait faire revivre; c’est une parole vraiment vivante. On a eu de belles expériences, d’autres plus difficiles mais même ces difficultés-là ont beaucoup de sens.