Sur TikTok, des adolescents masqués bondissent à quatre pattes, grognent, hurlent à la lune. Dans des forums Reddit ou des journaux de bord publiés sur Wattpad, ils racontent l’expérience de vivre dans un corps humain avec l’intime conviction d’être, au fond d’eux, un loup, un chat, un renard, un cerf. Bienvenue dans l’univers méconnu des thérians — des individus qui, sans se rêver littéralement métamorphes, s’identifient psychologiquement, spirituellement ou émotionnellement à des animaux. Phénomène marginal pour certains, quête existentielle pour d’autres, la thériantropie suscite autant d’incompréhension que de fascination. Derrière les pattes griffues et les masques de résine, c’est toute une interrogation sur la nature humaine, l’identité et le désajustement au monde qui se joue.

Qui sont les thérians ?
Le mot « thérian » vient du grec thērion, « bête sauvage ». Apparue dans les années 1990 sur les premiers forums de discussion, la thériantropie s’inscrit dans la grande constellation de l’alterhumanité, qui regroupe aussi les otherkins(identifiés à des créatures mythologiques), les fictionkins (personnages de fiction) et les animal-hearted. Le thérian, lui, s’identifie à un ou plusieurs animaux réels, à un niveau non physique.
Il ne s’agit ni d’une lubie temporaire, ni d’un simple goût pour les animaux : la thériantropie est décrite comme une identité constante, intime, et le plus souvent involontaire. Elle n’implique pas de croire être biologiquement animal, mais d’être cet animal sur un plan intérieur : psychologique, spirituel, existentiel. Certains parlent de membres fantômes (queue, oreilles), d’impulsions instinctives, de postures ou de sons qui leur viennent naturellement. Loin d’un mimétisme social, c’est un vécu intérieur.
Un consensus de la communauté, visible dans les commentaires les plus informés, insiste sur une distinction claire : les thérians savent qu’ils sont biologiquement humains, mais ils expérimentent une identité non humaine de manière profonde et sincère. Cette distinction est cruciale pour contrer les caricatures médiatiques.
Une expérience liminale : le sujet thérian comme figure de l’entre-deux
Les thérians déconstruisent la frontière entre l’humain et le non-humain, comme d’autres déconstruisent celles du genre. À l’instar de certains sujets trans, ils s’expriment en termes d’étrangeté au corps, de discordance, voire de species dysphoria. Pour d’aucuns, leur âme est celle d’un animal, et le corps humain une forme d’enfermement. Mais ce n’est pas nécessairement une souffrance : la thériantropie peut aussi être une fierté, une manière d’habiter l’entre-deux avec créativité.
Ce rapport au seuil peut être pensé en termes anthropologiques : les thérians forment un groupe liminaire au sens de Van Gennep ou de Turner, avec ses rites (quadrobics, masques), ses langages, ses tabous. Ils construisent des communautés d’affinité où l’animalité devient terrain de reconnaissance partagée, et souvent de résilience.
Plusieurs commentaires soulignent aussi une autre dimension rarement évoquée : la thériantropie naît souvent dès la petite enfance, bien avant toute exposition à Internet. Ce n’est pas une mode, mais une perception ancrée, parfois silencieuse, qui se découvre à travers les années.
Psychologie du non-humain : entre trauma, neurodivergence et poésie
Les psychologues commencent à s’intéresser au phénomène. Certains thérians présentent des profils neuroatypiques (TSA, TDAH, HPI), et les liens avec le trouble de stress post-traumatique complexe (CPTSD) sont fréquemment mentionnés dans les récits. Le désir d’être un autre être peut relever d’une stratégie de survie psychique, une manière de mettre à distance une souffrance ou une inadaptation au monde humain.

Mais la lecture pathologisante est insuffisante. La thériantropie est aussi un art de la narration de soi : une manière de dire son expérience du monde autrement, de manière plus intuitive, sensorielle, d’ouvrir l’imaginaire du moi. Être un renard ou un loup peut devenir une manière de désigner sa ruse, sa solitude, son besoin de territoires invisibles.
Des témoignages relevés dans les commentaires insistent aussi sur le soulagement psychologique profond que représente l’identification thérienne : un retour à soi, un apaisement, une cohérence retrouvée. Pour certains, c’est une forme de thérapie identitaire spontanée..
EEsthétique de la bête : TikTok, masques et quadrobics
La performativité joue un rôle central. Sur TikTok ou YouTube, les thérians dansent, bondissent, grattent le sol, filment leur ombre dans la forêt. Le quadrobic (art de se déplacer à quatre pattes avec fluidité) mêle dimension sportive et expressive. Les masques, queues, pattes cousues main participent à cette création d’un corps hybride, entre le costume et le rituel.
Loin d’être une simple fantaisie adolescente, ces gestes sont des actes de réappropriation corporelle. Ils permettent d’incarner, ne serait-ce que fugacement, l’identité ressentie. On pourrait y voir une forme contemporaine de chamanisme profane, où l’animal devient un alter ego, un double à convoquer.
Une précision essentielle apportée par plusieurs membres de la communauté : tous les thérians ne pratiquent pas le quadrobics, et inversement, pratiquer le quadrobics ne signifie pas être therian. Il s’agit d’un sport, d’un loisir parfois utilisé comme support expressif, mais qui ne saurait définir ou résumer la thériantropie.
Une critique implicite de l’anthropocentrisme ?
Les thérians nous renvoient une question dérangeante : et si l’humain n’était pas une norme, mais une contingence ? En s’identifiant à d’autres espèces, ils remettent en cause le régime symbolique de supériorité qui structure notre relation au vivant. Ils ne jouent pas l’animal, ils revendiquent de l’être aussi.
Dans un monde où les espèces s’éteignent, où l’animal est détruit ou marchandisé, cette identification peut être vue comme un acte de solidarité radicale. Le thérian, comme le posthumaniste, conteste l’exception humaine, et déploie une identité en résonance éthique avec les non-humains.

Certains commentateurs rappellent aussi que des formes de lien identitaire avec l’animal existent depuis des millénaires, notamment dans les cultures chamaniques, les totems amérindiens ou les traditions animistes. Les thérians seraient ainsi les héritiers inconscients d’une mémoire spirituelle plus ancienne que la modernité rationaliste.
Les thérians sont-ils fous, mystiques, artistes ? Peut-être tout cela à la fois. Mais ce qu’ils montrent, c’est avant tout que l’identité humaine est un terrain de jeu bien plus vaste qu’on ne le croit. Leur expérience, marginale mais structurée, nous oblige à reconsidérer nos catégories : homme/animal, normal/pathologique, réel/fantasme.
Dans une société obsédée par la conformité, la figure du thérian résonne comme un rappel : l’autre sommeille aussi en nous. Parfois à plumes. Parfois à crocs. Toujours à apprivoiser.
Ressources et lectures complémentaires :
- Therian Guide : https://www.therian-guide.com
- Goopia (YouTube), « THERIAN et FURRY ? C’est PAS la même chose »
- LaPatience (YouTube), « S’identifier comme animal ? »
- Le Monde (2014), « Pas complètement humains : la vie en ligne des thérians et otherkins »
- Dominique Lestel, L’animal est l’avenir de l’homme, Fayard, 2006
- Donna Haraway, Quand les espèces se rencontrent, La Découverte, 2010
