Le film Toni Erdmann, réalisé par l’Allemande Maren Ade, est sorti mercredi 17 août dans les salles françaises. En mai dernier, le film allemand avait décroché le Prix de la critique internationale au Festival de Cannes 2016. Une récompense amplement méritée pour cette réalisation aussi hilarante que sincère.
Qui est Toni Erdmann ? Disons qu’il est le double loufoque que s’invente Winfried Conradi, un sexagénaire lui-même un peu excentrique qui partage sa vie entre son chien Willi, le piano et un art déconcertant de la farce. Sur un coup de tête, comme il le dit, il se rend à Bucarest voir sa fille Ines, consultante de haut niveau chargée d’externaliser la production d’une compagnie pétrolière. Tout les oppose. Leur attitude face à l’existence diffère de manière radicale : si le père se contente d’une vie tranquille, gentiment mélancolique, sa fille, froide et indifférente, ne vit que par son travail. Lorsqu’il constate que sa fille est malheureuse, Winfried s’immisce dans sa vie. Et reprend pour de bon son rôle : celui de Toni Erdmann.
Qui a dit que les Allemands n’avaient pas d’humour ? Maren Ade confère à son scénario un ton et des scènes d’une grande subtilité. Winfried / Toni, joué par l’acteur autrichien Peter Simonischek, en est la pierre angulaire. Lorsqu’il interprète Winfried, on dirait une sorte de Big Lebowski à la sauce allemande. Mais lorsqu’il campe le rôle décapant de Toni Erdmann, on retrouverait presque le comédien et performeur Andy Kaufman (dans la version outrancière de Tony Clifton), sublimé par Jim Carrey dans le film Man on the moon, de Milos Forman. Le comique de situation livre des scènes qui resteront certainement cultes. Véritable « gueule », personne au sens de masque, Toni Erdmann le clown joue dans ce monde clinique et cette culture d’entreprise le rôle du monstre. S’entend, celui que l’on montre. Comme cette époque ne le fait pas sourire, il exhibe son dentier.
Maren Ade, à ce titre, excelle dans le principe d’inversion. Esthétiquement, elle pousse loin le réalisme, au point de retrouver, de temps à autre, quelques aspects propres au Dogme (notamment le tremblement de la caméra). Certaines scènes aboutissent à un cadrage parfois anarchique. Prenons simplement la première séquence : un plan fixe sur une porte d’entrée et une poubelle. Maren Ade immerge si bien le spectateur dans le film que c’est la réalité de l’histoire qui apparaît finalement comme une fiction. Toni Erdmann est notre fiction à tous. Mais s’il est un terme qui qualifierait au mieux le film de Maren Ade, ce serait celui de justesse. Il est parfois inexplicable de déterminer ce qui rend l’histoire aussi vraisemblable. Certainement la performance des acteurs, la structure des plans, l’équilibre de la lumière, la durée du film (2 heures et 42 minutes qui coulent avec fluidité). Sans doute est-ce tout simplement l’évidence de l’image : l’evidentia latine, du grec enargeia, consiste en rhétorique en un effet de discours qui suscite l’imagination du lecteur de manière à lui faire voir. Il en est de même avec Toni Erdmann.
Car au-delà du rire, tantôt franc et léger, Toni Erdmann s’implique sur plusieurs dimensions. Le film traite certes de la relation filiale, mais surtout du temps, de son œuvre et son passage sur les hommes. Passe-t-on forcément à côté de la vie ? semble dire les deux personnages. Winfried tente à tout prix de sauver sa fille, de lui montrer qu’elle est en train de rater des choses essentielles. Le réalisme des scènes trouve alors son explication existentielle : comme le dit Winfried, la vie est étouffée par le quotidien, la somme des heures. Néanmoins, comme toutes les belles œuvres, Toni Erdmann réussit à croiser cette dimension philosophique à un plan sociologique et politique. Le film se déroule en Roumanie sur fond de délocalisation. Ines ne se contente pas de ruiner son corps et son mental au travail : elle entraîne aussi dans sa chute le destin de milliers de personnes qu’elle préfère ignorer. Là encore, le principe d’inversion fait mouche : c’est effectivement le père, un grand enfant dans l’âme, qui convainc sa fille de ne pas perdre son innocence. Si Toni Erdmann est notre fiction à tous, alors il nous sauve. Après tout, rire n’est-il pas le propre de l’homme ?
Toni Erdmann, Maren Ade, Prix de la critique internationale au Festival de Cannes 2016, sortie 17 août 2016, 2h42
Titre français : Toni Erdmann
Réalisation : Maren Ade
Scénario : Maren Ade
Photographie : Patrick Orth
Pays d’origine : Allemagne
Genre : comédie dramatique
Peter Simonischek : Winfried / Toni
Sandra Hüller : Ines
Lucy Russell : Steph
Trystan Pütter : Tim
Hadewych Minis : Tatjana
Vlad Ivanov : Illiescu
Sava Lolov : M. Vermillard
Ingrid Burkhard : Annegret