Ce week-end avait lieu la 34e édition de Tout Rennes Court, un grand rassemblement de course à pied et balades. Notre rédaction a dépêché l’un de ses membres pour participer au semi-marathon et s’installer ainsi au coeur de l’événement. Du gonzo journalisme à la française qui détruit les jambes !
Personnellement, je m’étais entraîné. J’avais lu avant de m’élancer Courir : Méditations métaphysiques de Guillaume Le Blanc. D’une certaine manière, j’étais rassuré. Que le marcheur soit une figure philosophique, on le savait depuis Platon. Walter Benjamin avait lui aussi vanté, avec Baudelaire, l’attitude attentionnée du flâneur. Guillaume, il s’insurgeait : le coureur – le runner, le joggeur, le marathonien, appelez-le comme vous voulez – était lui aussi une figure philosophique. En arrivant dimanche matin boulevard de la Tour d’Auvergne, j’eus du mal à lui donner raison. Autant le marcheur, son calme, son décalage par rapport au reste du monde, sa sobriété, pourrait s’apparenter au prochain Kierkegaard, autant cette foule fluorescente, à demi-nue et huileuse m’en parut loin.
Mais nous étions environ 4000 et à ce stade, cela commence franchement à devenir un phénomène de société. Qui sont-ils, ces gens que l’on voit courir le soir ou le matin, dans les parcs ou le long des promenades, un casque sur les oreilles ou sanglés simplement dans un short moulant ? Et surtout, après quoi courent-ils ? Si l’on peut regretter l’ambiance musicale qui baignait le départ de la course, on pouvait en revanche se réjouir de la bonne humeur et du partage qui semblaient réunir ces gens. Il y a de tout, dans cette foule : des professionnels comme des amateurs, des licenciés de club qui portent leur couleur, des qui courent ensemble, des qui court en solitaire, des très jeunes, des parfois très vieux. Le départ voit progressivement la foule se disséminer dans les rues de Rennes. Derrière les barrières, des gens nous acclament. Par les fenêtres, on voit parfois une tête endormie ou étourdie par la veille nous regarder passer avec un air incrédule, un regard à la fois de respect et de pitié.
La course dure donc 21 kilomètres et des poussières (de souffrance pure). Oui, un peu comme rejoindre Liffré depuis Rennes – mais en courant. Rappelons pour la petite anecdote (contestée, cependant) que le premier marathonien, un certain Philippidès, aurait donc couru le double pour prévenir les Athéniens de leur victoire sur les Perses – depuis Marathon – et qu’il en serait mort. Comme quoi, il vaut mieux s’entraîner avant.
Tout Rennes Court a choisi un parcours en deux boucles similaires (à l’exception d’un petit morceau, mais horrible, à la toute fin), depuis la TA jusqu’au cimetière de l’Est en passant – aïe ! – par la côte de Saint-Hélier, le long boulevard – aïe, aïe ! – Jacques Cartier, puis la pente trompeuse et pavée – mille fois aïe ! – de la rue de la Monnaie. Mais on tient le coup. Très rapidement, je ressens une sorte de picotement dans les tempes, une sensation durable de bien-être et de puissance. Mes enjambées sont longues, mon torse bombé. Les endorphines, mais aussi l’excitation, font leur effet vers la moitié du parcours. Bien que je ne le sache pas vraiment moi-même, je demande à des gens pourquoi ils courent. Quand ils ne me répondent pas, ou alors seulement par un essoufflement, un bruit étrange ou un regard légèrement hagard, je crois deviner qu’ils ne le savent pas non plus. D’autres me répondent qu’ils cherchent le plaisir de l’effort, l’esprit de la course, l’appartenance à une communauté ou, simplement, la performance. Dans la foule, j’aperçois des drapeaux rouges et jaunes : ce sont les meneurs d’allure. Je stagne entre 1 heure 50 et 1 heure 45.
À un moment – vers le début de la deuxième boucle, le début de la fin, le début de la souffrance – j’ai une vision en voyant les coureurs en foule devant moi, ceux qui traînent et halètent, et ceux qui doublent. Le Blanc a raison de parler des fuyards. On ressemble à une population en exode précipité. On court pour échapper à quelque chose, mais quoi ? On court après quelque chose, mais quoi ? Il y a dans ces kilomètres une poursuite qui ne s’achève pas. Le temps de la course diffère du temps de la vie, effectivement. On pense, on ressent, on endure. Presque une parodie de la souffrance. Je me passe en boucle, mentalement, le thème de Rocky dans la tête: Gonna fly now.
En passant République, le circuit se resserre et les gens, nombreux, nous acclament. Nous ne sommes ni Usain Bolt ni des rock stars, et pourtant j’éprouve une forme de fierté paradoxale. Je repense à ce que dit Roland Barthes du Tour de France comme “épopée”. À ceci près que nous pratiquons, en amateur pour la plupart, un sport de fait démocratisé, notre course comporte une dimension épique, ou alors de manière parodique. Le semi-marathon – le s’mi, comme on dit – possède une géographie sportive, un vocabulaire technique partagé, un esprit de combat. Notre effort produit des acclamations.
Je ne sais pas si nous sommes des philosophes, ou des figures philosophiques comme le dit Guillaume Le Blanc. Jusqu’à maintenant, j’ai toujours pensé que la course à pied était le symptôme d’un phénomène de société plus vaste : une injonction à la vitesse, au mouvement, à la performance, à l’hygiénisme. Bien entendu, se joue aussi dans cette activité une survivance sécularisée d’un rituel de purification par l’expérience de la douleur.
Je pense aussi à DeLillo, tout de même, cette phrase tirée de Cosmopolis et à « toute cette navrante affaire du jogging judéo-chrétien ». C’est dimanche, on a mal, mais on est bien. Peut-être, mais le corps échappe aussi à la rationalisation et aux discours. Les gens courent aussi pour leur bien-être, pour partager un moment avec des amis ou en famille, pour soustraire à la semaine une temporalité particulière, réflexive, contemplative ou simplement silencieuse.