Les “tradwives” de Tik Tok, une tendance inoffensive ?

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Tradwives

Les noms de Nara Smith, Ballerinafarm ou Estee Williams vous sont-ils familiers ? Sur TikTok, sous le hashtag “tradwife”, ces femmes exposent depuis plusieurs mois leur vision de l’« épouse idéale ». Certaines vont jusqu’à défendre l’idée qu’il s’agit du meilleur mode de vie possible, invitant à revenir à des valeurs dites traditionnelles…

Que recouvre exactement le hashtag “tradwife” ? Comme son nom l’indique, ce terme anglais renvoie à l’épouse traditionnelle : une femme qui endosse pleinement son rôle d’épouse et de mère, mais dans un cadre bien défini. Le plus souvent, il s’agit d’une mère au foyer se consacrant entièrement à son mari et à ses enfants. Le mari, pourvoyeur de revenus, travaille à l’extérieur tandis que l’épouse assure la gestion du foyer et l’éducation des enfants. Un schéma que l’on croyait en net recul, voire incompatible avec les revendications féministes contemporaines, mais qui connaît un retour en grâce sur TikTok depuis 2024, séduisant une part croissante de la jeune génération. Né et popularisé sur les réseaux sociaux américains, le phénomène gagne désormais l’Europe. Les créatrices de contenu multiplient tutoriels, mises en scène et conseils pour “devenir la femme idéale” à travers des vidéos soigneusement calibrées.

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Bree Van De Kamp de la série Desperate Housewives

Des rôles genrés réaffirmés

Le mouvement repose sur la valorisation des rôles de genre traditionnels façonnés par des siècles de patriarcat. Il s’appuie sur l’idée d’“instincts naturels” : selon ses adeptes, hommes et femmes s’orienteraient spontanément vers ces fonctions distinctes et y trouveraient leur épanouissement. Dans cette perspective, l’accomplissement féminin passe par la fondation rapide d’une famille : se marier jeune, devenir mère tôt, souvent sans passer par des études supérieures ni une carrière professionnelle préalable.

Les réseaux sociaux associés à ce courant rappellent que la femme doit placer sa famille au-dessus de tout, subvenant aux besoins de son mari et de ses enfants. En miroir, la tendance du “trad husband” met en avant l’homme travailleur qui attend, en retour, une épouse disponible, un foyer ordonné, un repas prêt. L’exemple de Hannah Neeleman, créatrice du compte Ballerinafarm, est emblématique : ancienne danseuse de haut niveau, elle a mis un terme à sa formation artistique pour se consacrer à ses huit enfants. Dans un article du The Times, la journaliste Megan Agnew rapporte que son mari lui aurait suggéré d’abandonner l’école de danse pour se marier : « Après un mois, ils étaient fiancés. Au bout de deux, mariés. Trois mois plus tard, elle était enceinte ». Même ses souhaits personnels semblent relégués : pour son anniversaire, elle rêvait d’un voyage en Grèce ; elle a reçu un tablier de cuisine.

Fait notable : dans les contenus diffusés, le mari est rarement nommé. Il reste « le mari » ou « l’époux », réduit à sa fonction sociale et au rôle qu’il incarne dans ce schéma idéalisé.

L’anti-féministe assumée

Pour nombre de ses adeptes, la “tradwife” incarne un retour à une vie jugée plus simple et plus vertueuse. Beaucoup estiment que la seconde vague féministe aurait nui autant aux femmes qu’aux hommes. Dans cette rhétorique, la tradwife s’oppose à la figure de la femme moderne, indépendante, concentrée sur sa carrière, jugée individualiste et “déconnectée” des valeurs familiales. Les militantes féministes, décrites comme “woke”, sont critiquées pour leur rejet supposé de la féminité, de l’élégance et des rôles conjugaux traditionnels.

La tendance « I’m not a feminist », popularisée par Lily Kate, illustre cette posture : elle consiste à énumérer les raisons pour lesquelles une femme refuse l’étiquette de féministe. Dans ce discours, accepter de cuisiner, de faire le ménage ou d’aimer s’occuper d’enfants devient un acte assumé de différenciation. Certaines figures conservatrices exploitent l’image caricaturale de l’activiste en costume-pantalon et carrière brillante pour exalter la douceur, l’abnégation et la disponibilité d’une épouse et mère au foyer.

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Estee Williams

Une esthétique idéalisée et scénarisée

Les influenceuses tradwives ne se contentent pas de discours : elles se mettent en scène dans des vidéos léchées. Nara Smith, par exemple, a explosé en popularité ces derniers mois. Mais ses vidéos – robes impeccables, enfants silencieux jouant à l’écart, cuisine immaculée – sont souvent accusées de véhiculer une image artificielle, lisse et irréaliste. La cuisine, photogénique, y tient une place centrale, bien plus que le ménage, rarement montré. On reproche à ces contenus de vendre un fantasme hors-sol : celui de la femme au foyer parfaite.

Ce modèle suppose par ailleurs un certain confort financier, les femmes de ces familles étant souvent à l’aise financièrement. Or, rappellent d’anciennes adeptes, devenir mère au foyer très jeune comporte des risques. Comme l’explique Ally, ex-tradwife : « Celles que vous voyez sur TikTok gagnent leur vie avec leurs vidéos. Les autres, après un divorce, se retrouvent avec dix ans d’inactivité sur leur CV, pas d’économies, pas de compte bancaire à leur nom, parfois même pas de voiture ». Cette dépendance économique fragilise aussi la position des femmes en cas de séparation, notamment pour la garde des enfants.

“Bossbabes” contre “Tradwives”

Avant ce retour en force des épouses traditionnelles, les jeunes générations avaient été encouragées à investir le monde du travail, à s’instruire et à prouver qu’elles pouvaient accéder aux mêmes carrières que les hommes. Les “bossbabes” – entrepreneuses, cadres, femmes indépendantes – incarnaient cet idéal. Leur épanouissement passait par le succès professionnel, le voyage, l’indépendance financière, et une répartition plus égalitaire des tâches domestiques. Une vision aux antipodes de celle des tradwives.

La confrontation entre ces deux modèles a fait couler beaucoup d’encre et suscité des milliers de vidéos YouTube et TikTok. Si certaines dénoncent un retour en arrière inquiétant, d’autres rappellent que le féminisme, dans sa définition la plus inclusive, consiste aussi à laisser aux femmes la liberté de choisir leur vie. Mais ce choix est-il vraiment libre lorsqu’il se construit dans un environnement fortement influencé par la pression sociale, culturelle ou religieuse ?

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« Le sourire de Mona Lisa », film de Mike Newell