Trois jours et une vie, Pierre Lemaitre, Expiation d’un crime d’enfance

Pierre Lemaitre, spécialiste du roman policier, a connu en 2013 un grand succès littéraire avec un autre genre, l’épopée de deux poilus survivants de la Première Guerre mondiale, Au revoir là-haut. En attendant la parution des deux autres tomes de cette trilogie, l’auteur nous livre ici un genre intermédiaire, un roman noir plus psychologique, sans hémoglobine ni enquête.

pierre lemaitreSi un meurtre est commis dès les premiers paragraphes, le lecteur connaît l’assassin et les circonstances du drame. Le sujet du roman n’est donc pas une enquête, mais une expiation. Comment peut-on vivre avec le secret, la culpabilité ? Être son propre juge tourmente parfois davantage que des années de prison. Comme dans Au revoir là-haut ce qui intéresse Pierre Lemaitre n’est pas le drame en lui-même, mais ses conséquences.

Nous sommes en 1999 dans le petit village de Beauval. Antoine Courtin vit seul avec sa mère. Son père les a quittés pour aller travailler en Allemagne et s’installer avec une femme plus jeune. Antoine est assez solitaire depuis que ses copains jouent aux jeux vidéo que sa mère lui interdit. « Dans le triangle père absent, mère rigide, copains éloignés », il ne lui reste que la douceur d’Ulysse, le chien des voisins, les Desmedt, mais lorsque Monsieur Desmedt doit abattre son chien victime d’un accident, Antoine se réfugie dans sa cabane de la forêt, la détruit puis s’en prend au petit Rémi Desmedt, six ans. En le frappant violemment, il le tue involontairement. Affolé, il cache le corps dans le creux d’un chêne du parc de Saint-Eustache.

Le bâton vient de lui tomber des mains. Il regarde le corps de l’enfant, tout près de lui. Il y a quelque chose de si étrange dans sa posture, il ne saurait dire quoi, un abandon… Qu’est-ce que j’ai fait ? Et maintenant, quoi faire ? Aller chercher du secours ? Non, il ne peut pas l’abandonner là, non, ce qu’il faut, c’est l’emporter, courir jusqu’à Beauval, foncer chez le docteur Dieulafoy.

Tant de choses se bousculent dans sa tête. « On ne peut avoir douze ans et être un assassin… » Lorsque le village constate la disparition de Rémi, après la peine et la stupéfaction, les rancœurs et les haines latentes se ravivent. Enquête de gendarmerie, battue, émotion, reportage télé sur un nouveau fait divers, tout le village est concerné. Depuis la menace de fermeture de la seule entreprise de la région, la fabrique de jouets en bois du maire, le fait divers stigmatise la situation sociale. Les personnes les moins aimées se retrouvent accusées. Et cette agitation augmente la peur et la culpabilité d’Antoine qui voudrait s’échapper de

Cette ville étriquée où chacun est observé par celui qu’il observe, dans laquelle l’opinion d’autrui est un poids écrasant.

Jusqu’à ce que la fameuse tempête Lothar nettoie tout sur son passage, faisant passer au second plan ce fait divers qui ruissellera avec les pluies diluviennes. La disparition du petit garçon n’est plus une affaire collective.

En 2011, nous retrouvons Antoine en « homme secret, silencieux, grave et inquiet », en dernière année de médecine, peu enclin à revenir à Beauval pour voir sa mère. Ses rares visites le replacent face à ce village qui l’oppresse. Si l’innocence du garçon de douze ans apitoyait le lecteur, son comportement de jeune adulte envers la jeune Émilie, certes très manipulatrice, nous rappelle que l’instinct d’Antoine peut avoir de fâcheuses conséquences. Pierre Lemaitre réussit ainsi à créer un personnage ambivalent qui fait alterner en nous les sentiments de compassion et de révolte.

En spécialiste du roman policier, Pierre Lemaitre, s’il ne peut jouer avec le suspense de l’enquête, utilise toutefois l’art du rebondissement, nous réservant jusqu’à la dernière ligne d’inattendues richesses de son scénario. Par deux fois, les événements replacent Antoine face à son crime. Il imagine en premier lieu les images et utilise une narration très visuelle, il se place en conteur de cette histoire. Cette distance par rapport au personnage principal retrace parfaitement les douleurs mentales d’Antoine, mais nous éloigne de la naïveté de l’enfance. L’orchestration des scènes, bien plus que l’introspection, place le lecteur au centre des émotions d’Antoine.

Si Trois jours et une vie n’est sans doute pas le meilleur roman de l’auteur, il crée, sur la base d’un fait divers concernant la vie d’un village, un personnage intense marqué à vie par la culpabilité. Et il paraît que les bons personnages font toujours les bons romans.

Trois jours et une vie, Pierre Lemaitre, Albin Michel, mars 2016. 19,80 €, 240 pages. Version e-book : 13,99 €

 

au-revoir-la-haut_lemaitre_bdNé en 1951 à Paris, Pierre Lemaitre est un grand lecteur depuis l’enfance. Diplômé en psychologie, il a d’abord enseigné la littérature française et américaine. Ce n’est que « tardivement » qu’il se met à écrire et à être publié : un coup de maître puisqu’en 2006, à 55 ans, il remporte le Prix du premier roman à Cognac pour Travail soigné et rend hommage à ceux qui l’ont inspiré : Bret Easton Ellis, Émile Gaboriau, James Ellroy, William McIlvanney. Suivent ensuite d’autres romans et des prix qui s’enchaînent. Son roman Au revoir là-haut sera mis en images dans une BD publiée par les Éditions rue de Sèvres et porté à l’écran par Albert Dupontel qui en a racheté les droits.

— Prix du premier roman au festival de Cognac 2006 pour Travail soigné.
— Prix Sang d’encre des lycéens 2009 et prix du meilleur polar francophone pour Robe de marié.
— Prix le Point du polar européen 2010 pour Cadres noirs.
— Prix des lecteurs du Livre de poche 2012 pour Alex
— Prix Goncourt 2013 et Prix Roman France Télévisions pour Au revoir là-haut

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Marie-Anne Sburlino
Lectrice boulimique et rédactrice de blog, je ne conçois pas un jour sans lecture. Au plaisir de partager mes découvertes.

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