Une Japonaise de 92 ans gagne un tournoi de Tekken. Hé oui, les vieux jouent et jouissent

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Au Japon, une femme de 92 ans, Hisako Sakai, a remporté un tournoi de Tekken 8 organisé pour des seniors. Et soudain, c’est tout un petit appareil idéologique qui grésille.

Car enfin, 92 ans, ce n’est pas seulement un âge. Dans nos sociétés intoxiquées au jeunisme, c’est une provocation. Une transgression. Un sabotage du storytelling dominant, celui qui voudrait que la compétence, l’énergie, la vitesse, l’esprit de compétition, la maîtrise technique et la “culture du moment” appartiennent naturellement aux corps frais, aux articulations neuves, aux générations supposées “natives” du numérique. Une grand-mère qui gagne, c’est un bug dans la matrice.

Le détail qui rend l’affaire plus savoureuse encore, c’est que le tournoi est structuré, sérieux, inscrit dans une démarche suivie. Il est organisé par l’association japonaise Care e-sport, qui met en place depuis plusieurs années des compétitions pensées pour les personnes âgées, notamment en établissement, avec l’idée très simple que l’activité ludique peut aussi être une activité sociale, cognitive, et même… une joie. Pour cette édition, les participants étaient des seniors (65 ans et plus). Et Sakai, en choisissant Claudio, a simplement fait ce que font les champions : elle a gagné. Pas “malgré” son âge. Avec son âge. Dans son âge. Et surtout : sans demander la permission.

Voilà ce que le jeunisme ne supporte pas. Le jeunisme tolère volontiers les anciens dans deux rôles : la figure attendrissante (le papy mignon qui “découvre” un truc moderne) ou la figure tragique (l’aîné “dépassé”, “fragile”, “isolé”, “à protéger”). Ce sont des places assignées, sécurisantes pour l’ordre symbolique. Mais une nonagénaire qui met une rouste en finale, ce n’est ni attendrissant ni tragique : c’est compétitif. Et donc, pour le culte du jeune, intolérable.

On va bien sûr nous servir le commentaire prêt-à-porter : “preuve qu’on peut être performant à tout âge”. Ce qui est vrai, mais encore un peu timide. Ce que l’événement démontre, plus radicalement, c’est que notre définition de la performance est saturée de préjugés. Nous avons pris l’habitude de confondre vitesse et valeur, nouveauté et intelligence, fraîcheur et légitimité. Nous appelons “dynamisme” ce qui ressemble parfois à une agitation anxieuse. Nous appelons “innovation” ce qui n’est qu’un rebranding. Nous appelons “talent” ce qui colle au rythme des réseaux. Et nous appelons “déclin” tout ce qui refuse la dictature de l’instant.

Dans un jeu de combat, c’est presque comique : l’imaginaire collectif voudrait que la victoire appartienne au réflexe pur, au pouce supersonique, au cerveau dopé aux tutos et à l’optimisation. Mais Tekken, comme toute discipline réellement pratiquée, n’est pas une pub pour boisson énergisante. Il y a du rythme, oui, mais aussi de la lecture, de la patience, de l’anticipation, de la gestion du stress, une forme de sang-froid qui n’a rien à voir avec l’âge civil. Et puis, il y a ce que nos sociétés oublient : l’expérience n’est pas seulement un souvenir, c’est une méthode. Une manière d’habiter la pression. Une façon d’accepter la défaite sans se dissoudre, et de gagner sans s’enivrer.

Regardons aussi l’arrière-plan. Le Japon n’est pas exactement un pays naïf au sujet du vieillissement : la question y est frontale, structurelle, quotidienne. Là où d’autres cultures se contentent de slogans (“bien vieillir”, “silver economy”, “lien intergénérationnel”) tout en planquant les personnes âgées au bout du récit, certains acteurs japonais expérimentent des formes concrètes de présence : tournois, clubs, diffusions en ligne, commentaires, rituels collectifs. Ce n’est pas un gadget. C’est une proposition sociale : et si l’on cessait de réserver le jeu, la compétition et le plaisir à la jeunesse ?

Chez nous, on préfère souvent le discours à l’infrastructure. On célèbre “les seniors actifs” à condition qu’ils restent dans les cases : un peu de marche nordique, un peu de bénévolat, beaucoup de discrétion. On adore les aînés quand ils sont inspirants… mais pas quand ils sont menaçants. Or, une personne âgée compétente, c’est menaçant : cela rappelle que la hiérarchie des âges n’a rien de naturel. Elle est culturelle, économique, médiatique. Elle sert à vendre, à exclure, à accélérer le remplacement des individus comme on remplace les objets.

Le vrai scandale, au fond, n’est pas qu’une personne âgée joue à Tekken. C’est qu’elle y prenne visiblement du plaisir. Car le jeunisme ne se contente pas de hiérarchiser les âges : il confisque l’imaginaire de la jouissance. Une personne âgée peut être digne, attendrissante, sage, parfois même “inspirante” — mais jouisseuse, jamais. Le plaisir franc, gratuit, joueur, qu’il passe par une manette ou par le corps, est perçu comme déplacé, gênant, presque indécent. Comme si, passé un certain âge, il fallait renoncer non seulement à la performance, mais à la joie elle-même. On accepte que les personnes âgées existent ; on supporte mal qu’ils vivent. Alors on les enferme dans des images stéréotypées, inoffensives, asexuées, silencieuses, qui les rendent socialement visibles… à condition qu’ils soient symboliquement absents. Une nonagénaire qui gagne, qui s’amuse, qui insiste, qui recommence – voilà ce que le jeunisme ne pardonne pas, la preuve qu’il n’existe pas d’âge légal pour le plaisir.

La vraie ironie, c’est que le jeunisme fonctionne comme une peur panique de la mort déguisée en fête permanente. On ne veut pas seulement être jeune : on veut ne pas vieillir. On veut effacer les traces. On veut que le corps soit un produit en “version à jour”. Et l’on s’étonne ensuite que les sociétés deviennent nerveuses, tristes, et parfois cruelles. Quand l’idéal collectif est une peau sans rides, toute ride devient une faute morale. On fait porter aux individus ce qui relève d’une condition humaine. Au plan symbolique, c’est violent.

Alors oui, qu’une Japonaise de 92 ans gagne un tournoi de Tekken 8, c’est une petite nouvelle. Mais c’est aussi une leçon politique à bas bruit. Elle dit : le monde ne vous appartient pas parce que vous êtes jeunes. Il vous traverse parce que vous êtes vivants. Et “vivant” n’est pas une tranche d’âge.

Le plus beau dans cette histoire, au fond, n’est pas qu’elle “défie le temps”. C’est qu’elle le ridiculise. Elle rappelle que le temps n’est pas seulement ce qui nous use, c’est aussi ce qui nous forme. Et qu’à la fin, le jeunisme n’est peut-être qu’une industrie de l’infantilisation, tandis que la vieillesse, parfois, est une élégance combative.

On attend maintenant la suite logique : des marques qui découvriront, soudain, que la “silver audience” existe, et tenteront de lui vendre des claviers “senior-friendly” en forme de pitié. Qu’elles se rassurent : Hisako Sakai n’a pas besoin d’un marketing. Elle a déjà un trophée.

Axel Delamarre
Explorateur du vaste terrain de jeu contemporain, Axel Delamarre navigue entre mondes numériques, plateaux de jeu et expériences ludiques en plein air. Des pixels aux pions, des consoles aux escape games, il décode les règles et les mondes où l'on aime se perdre pour mieux s’évader. Sa devise : respirer, cliquer, et te mettre la pâtée.