Quand Yan Dargent illustre Dante : une Divine Comédie bretonne

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Œuvre phare de la littérature mondiale, La Divine Comédie de Dante Alighieri n’a cessé d’inspirer les artistes, du Quattrocento au XXe siècle. De Sandro Botticelli à Salvador Dalí, en passant par John Flaxman, William Blake ou Gustave Doré, chaque époque a tenté de donner un visage à ce vertigineux voyage dans l’au-delà. À leurs côtés, un nom moins connu résonne discrètement dans l’histoire de l’illustration : celui de Yan’ Dargent, peintre et dessinateur breton, natif de Saint-Servais (Finistère), où un musée perpétue sa mémoire.

Yan' Dargent - Les Lavandières de la nuit
Yan’ Dargent, Les Lavandières de la nuit, vers 1861. Musée des Beaux-Arts de Quimper © MBAQ

Un illustrateur fécond, entre traditions et merveilles

Figure marquante du XIXe siècle, Yan’ Dargent a illustré plus de cent ouvrages, allant des récits religieux (La Vie des saints, 1887) aux contes populaires : Grimm (1866), Andersen (1873-1875), Perrault (1875), ou encore Les Contes bleus d’Édouard de La Boulaye (1884). Son style, entre fantastique et précision naturaliste, s’adapte aussi à la littérature scientifique, très en vogue à l’époque : Fééries de la science de Samuel Henry Berthoud (1864), Histoire naturelle de Buffon (1866), ou encore Récit de la vie des plantes de J.-H. Fabre (1867).

Fééries de la science, Yan' Dargent
Page 23 des Fééries de la science, illustrées par Yan’ Dargent

Une Divine Comédie à l’encre bretonne

En 1879, Yan’ Dargent publie ses propres illustrations de La Divine Comédie, aux éditions Garnier. Dix-huit ans après Doré, il s’inscrit dans son sillage tout en cherchant une voie plus personnelle. Ses planches sont théâtrales, peuplées de figures souffrantes ou extatiques, et baignées d’une lumière romantique. Il excelle à dessiner une nature anthropomorphique, tourmentée, où le minéral comme le végétal prennent part au drame. Une atmosphère inquiétante et mystique émane de son travail, qui fait écho à son goût pour les légendes bretonnes.

La Divine Comédie par Yan' Dargent
Illustration de La Divine Comédie par Yan’ Dargent (Garnier frères, 1879)

Une œuvre méconnue, une reconnaissance tardive

Si Gustave Doré a marqué durablement l’imaginaire collectif, Yan’ Dargent reste cantonné à une notoriété régionale. Il n’a pas eu l’occasion d’illustrer d’autres grands textes de la littérature universelle — ni Rabelais, ni Cervantès, ni La Fontaine — pour lesquels son talent de conteur graphique aurait pourtant fait merveille. La Bibliothèque de Brest (1976), celle de Rennes (1999) et le Musée de Quimper lui ont consacré des expositions qui ont contribué à redécouvrir cette œuvre dense, à la fois picturale et illustrative.

Zoom sur une œuvre emblématique : Les Lavandières de la nuit

Peint en 1861, ce tableau devenu célèbre plonge ses racines dans une légende bretonne, collectée par Émile Souvestre dans Le Foyer breton (1844). À la Toussaint, des femmes défuntes sont condamnées à laver leur linceul dans la nuit noire. Quiconque croise leur route est contraint de les aider — jusqu’à ce qu’elles lui brisent les os. Cette œuvre fantastique préfigure l’ambiance crépusculaire de sa Divine Comédie.

On retrouve ces figures terrifiantes chez George Sand ou dans le Barzaz Breiz. Elles incarnent un pan entier du folklore breton : des femmes punies pour leurs péchés (travail le dimanche, infanticide…), proches des anaon, les âmes des morts errants.

Un dialogue entre les images et le texte

À la BU de Rennes 2, deux éditions illustrées de l’Enfer de Dante offrent une précieuse occasion de comparer deux visions du chef-d’œuvre : celle de Doré (Hachette, 1861), flamboyante, monumentale ; celle de Dargent (Garnier, 1879), plus sombre, resserrée, presque métaphysique. L’interprétation graphique devient ici une lecture critique du texte — une manière de guider, voire de réinventer, l’expérience du lecteur.

Dante Alighieri, Enfer, trad. P.-A. Fiorentino, ill. G. Doré, Paris, Hachette, 1861 – BU Rennes 2 PAT G 15

Dante Alighieri, La Divine Comédie, trad. A.-F. Artaud de Montor et L. Moland, ill. Y. Dargent, Paris, Garnier frères, 1879 – BU Rennes 2 PAT M 300

yan dargent

À lire pour aller plus loin

  • Jean Berthou, Yan’ Dargent, illustrateur, in Bulletin de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, tome 105, 2002 – Une synthèse précieuse des œuvres illustrées de Dargent.
  • Martine Plantec, Yan’ Dargent illustrateur de livres, mémoire de maîtrise (Rennes 2, 1986) – Étude comparative approfondie des planches de Dargent et Doré.
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Retrouvez aussi le musée Yan’ Dargent à Saint-Servais, consacré à l’artiste et à ses multiples facettes.