Pour le second volet de notre enquête sur les médiums, l’universitaire Yves Lignon nous éclaire sur ce que la recherche peut nous dire à leur sujet et sur leur histoire ?
L’universitaire Yves Lignon, statisticien, fondateur du laboratoire de parapsychologie de Toulouse en 1974, s’intéresse à de nombreux sujets relevant du paranormal. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il s’est penché sur la médiumnité dans Médiums, le dossier. Les acteurs, la science, la recherche, avec Marie-Christine Lignon (éd Les 3 orangers, 2008) et La vie, et après ?, la science enquête (éd Papillon rouage, 2013). Appliquant une démarche scientifique rigoureuse, faisant la chasse aux charlatans, Yves Lignon est une figure de la parapsychologie française. Entretien.
Unidivers : Pouvez-vous me rappeler dans quelles circonstances et à quelle époque vous avez commencé à vous pencher sur ce sujet de la médiumnité ?
Yves Lignon : Pour la doctrine spirite, le médium est l’intermédiaire permettant aux « esprits » de se manifester. Sans être le moins du monde adepte de cette doctrine, on peut au moins admettre qu’un certain nombre de phénomènes spectaculaires sont censés se produire en présence de ceux que les spirites qualifient de médiums. L’existence de ces témoignages conduit à vouloir étudier le problème posé par leur contenu (des objets de la vie quotidienne se déplacent tout seuls uniquement quand X est présent) en commençant par la question de l’authenticité de ce contenu (une disposition particulière des lieux, un trucage, suffisent-il à expliquer le déplacement des objets ?). À l’occasion d’un séjour professionnel en Grande-Bretagne, en 1970, j’ai découvert la présence d’institutions de niveau universitaire travaillant sur le problème en question dans tous les pays industrialisés… sauf le nôtre et cela a suffi pour me motiver.
U. : Vous avez une approche particulière du domaine : la qualifieriez-vous de scientifique et ouverte, bienveillante ?
Yves Lignon : Je préférerai la qualifier de scientifique tout court. C’est avoir lu Descartes de travers que de poser que l’authenticité des phénomènes médiumniques est incompatible avec l’état des connaissances et donc que ces phénomènes n’existent que parce qu’ils sont produits frauduleusement, parce que ceux qui les rapportent en ont une perception biaisée, etc. L’approche véritablement scientifique est pragmatique. Elle consiste à se demander si ces phénomènes existent bel et bien (ont une existence autonome) malgré leur incompatibilité avec les connaissances acquises. Depuis ses débuts chez les Anciens Grecs la pensée rationnelle, d’où descend la science contemporaine, a toujours progressé en prenant en compte les anomalies et non en posant a priori que ces anomalies ne pouvaient pas être… des anomalies !
Voilà pourquoi je m’amuse (où m’irrite selon l’humeur du jour) chaque fois qu’on me demande : « Mais comment diable un mathématicien comme vous peut-il vouloir étudier ces choses. » Je les étudie parce que quand quelqu’un vient raconter qu’une assiette a traversé la table en diagonale sans être poussée c’est le haussement d’épaules qui serait une attitude non scientifique.
U. : Pouvez-vous nous préciser quels types d’expériences vous avez menées ?
Yves Lignon : Pour répondre, il me faut remonter assez loin en amont.
Le médium étant une personne associée à la production d’une certaine catégorie de phénomènes on peut poser :
— que le médium lui-même est un être exceptionnel possédant des capacités que tout le monde ne possède pas (comme le fait d’avoir 6 doigts à chaque main). Cette conception est héritée du spiritisme.
— que les facultés médiumniques existent chez chaque être humain, mais à l’état latent ou atrophié chez la majorité. Si tout le monde peut chanter « Au clair de la lune », quelques-uns seront chanteurs d’opéra.
Épistémologiquement — par le principe dit d’économie ou d’Occam (NDLR Le rasoir d’Occam est un principe de raisonnement dont le nom vient du philosophe franciscain Guillaume d’Ockam au XIVe siècle et que l’on peut résumer ainsi : « les hypothèses suffisantes les plus simples sont les plus vraisemblables »), la seconde proposition doit être préférée. Pour étudier la médiumnité, il faut donc disposer d’un microscope grossissant ce qui n’est pas visible à l’œil nu. Et ce microscope ce sont les méthodes expérimentales quantitatives faisant appel à la théorie statistique pour analyser des ensembles de mesures. Le premier qui a eu l’idée de se servir de cette méthodologie est Joseph Rhine à la Duke University dans les années 1930. Pour tester la voyance, il demandait d’indiquer le symbole géométrique porté par une carte extraite d’un paquet placé hors de portée des sens du sujet. À cette époque, les techniques statistiques connues ne « fonctionnaient » que sur de grands ensembles de mesures. Il fallait donc poser plusieurs dizaines de fois la question « quel est le symbole porté par la carte qui vient d’être tirée ? ». On peut trouver l’expérience fastidieuse ! Donc je me suis intéressé à la mise au point de processus expérimentaux utilisant les techniques statistiques modernes permettant de réaliser des tests de brève durée (moins de 50 réponses). Tout cela n’est que statistique théorique et appliquée. Le problème soumis au statisticien que je suis est le suivant : « On va poser des questions et par conséquent obtenir des réponses qui seront exactes ou fausses. Quel est l’outil mathématique qui permettra de savoir si le nombre de réponses exactes est explicable par le hasard ? » Autrement dit la parapsychologie intervient dans la nature et la forme des questions, pas dans l’analyse mathématique des réponses : classiquement les expériences de parapsychologie restent dans le cadre « la réponse est juste — la réponse est fausse ». Après l’avoir respectée en cherchant simplement la technique statistique permettant de diminuer le nombre de fois où la question est posée, j’ai voulu raisonner sur « la réponse est plus ou moins juste ». Pour cela j’ai mis au point un modèle expérimental dans lequel les cartes portant des symboles géométriques sont remplacées par des cartes à jouer et en analysant statistiquement ce que j’ai appelé la distance entre carte tirée et réponse fournie : si l’expérimentateur tire la dame de cœur, le sujet répondant roi de carreau sera plus proche de la réponse exacte que le sujet répondant as de trèfle. Et c’est seulement parce que peu à peu la rumeur a fait savoir que je m’intéressais à la parapsychologie que j’ai été amené à étudier des guérisseurs, des voyants… Des personnes chez qui la médiumnité est supposée pouvoir se constater sans passer par une analyse statistique dont seuls les experts comprennent les tenants et les aboutissants.
U. : Vous avez également effectué de vastes recherches sur l’histoire de la médiumnité. Pouvez-vous nous citer certaines des expériences les plus fondamentales qui ont été menées ?
Yves Lignon : Deux sortes d’expériences fondamentales :
— Celles qui ont prouvé que certaines personnes au moins étaient capables de médiumnité. Elles ont occupé la période 1860-1940. Le cas d’Eusapia Paladino me semble le plus intéressant en raison de la qualité des expérimentateurs et des expérimentations, et de la personnalité aussi attachante que complexe de la médium. Entre les deux guerres les expériences réalisées à Paris par l’Institut Métapsychique avec Pascal Forthuny et Rudi Schneider constituent des exemples de « haut de gamme » méthodologique.
— Celles de Joseph B. Rhine (lire plus haut) et son école parce qu’elles ont montré que la médiumnité (sous ses diverses formes) est une faculté universellement répandue bien que restant au niveau latent chez la plupart d’entre nous. Rhine a porté le coup de grâce à l’hypothèse spirite (NDLR : le médium est un être exceptionnel), un coup de grâce expérimental si j’ose dire, alors qu’avant lui cette hypothèse n’était contestée qu’en s’appuyant sur des arguments épistémologiques.
La plus belle expérience réalisée sous la supervision de Rhine est celle dite Pearce-Pratt (NDLR : qui est la première dont la seule hypothèse possible est la perception extra-sensorielle). Il s’agit indiscutablement d’une expérience princeps.
U. : Vous datez la naissance de la discipline et de son fort engouement à la moitié du XIXe siècle. Est-ce à dire que de tout temps les hommes n’auraient pas été sensibles à un tel domaine d’action ? N’est-ce pas un domaine inextricablement lié à l’homme dès son apparition ?
Yves Lignon : C’est le mot médiumnité qui est apparu dans la seconde moitié du XIXe. Les faits qualifiés, depuis ce moment-là, de médiumniques ont fait l’objet de récits depuis l’Antiquité et dans toutes les cultures. Dans l’histoire du fantôme d’Athénodore, rapportée dans la correspondance de Pline le Jeune (écrivain romain, Ier siècle), on trouve déjà l’archétype du revenant traînant ses chaînes.
La notion de médiumnité (quel que soit le mot utilisé) est liée à la nature humaine pour deux raisons :
— L’attirance pour le merveilleux est réelle, mais secondaire. Elle expliquerait plutôt essentiellement pourquoi les spectacles d’illusionnisme ont toujours eu du succès.
— Il n’a pas fallu attendre le spiritisme pour associer médiumnité et « vie après la vie » c’est-à-dire l’une des grandes questions sinon LA grande question. Dans le récit de Pline, le fantôme est bien celui d’un mort. Les anciens Chinois parlaient déjà d’esprits des morts à propos de courants d’air ressentis en présence de certaines personnes.
Pourquoi un lien entre médiumnité et « après-vie » ? Là je n’ai qu’un avis personnel parce que mon questionnement aux sciences humaines n’a jamais eu d’autre réponse que : « Nous prenons acte de la situation ».
Donc quand ils sont macroscopiques les phénomènes médiumniques constituent des anomalies (ils ne se produisent pas tous les jours) tout en étant indiscutablement concrets (un objet qui se déplace, un son entendu par plusieurs personnes). De là à les attribuer à un mort, il y a plus qu’un pas et moins qu’un précipice.
U. : Après vos propres recherches et vos études historiques, quelles sont vos conclusions ?
Yves Lignon : Je n’ai, la plupart du temps, fait qu’utiliser mes compétences de statisticien formé dans les années 1960 pour apporter des améliorations techniques à des protocoles plus anciens. L’histoire de la parapsychologie est fort mal connue. Les ouvrages existants en français sont anciens (un demi-siècle) et fragmentaires. Parler d’histoire de la parapsychologie c’est, comme pour n’importe quelle autre discipline, parler des procédés expérimentaux utilisés, des tâtonnements, de l’évolution du corpus de résultats. Ma conclusion me semble donc être celle de toute personne disposant des connaissances lui permettant d’étudier cette histoire en profondeur. En résumé : aux observations qualitatives de mieux en mieux contrôlées (période 1860 -1930) ont succédé les expériences de laboratoire stricto sensu (avec Rhine pour pionnier) et l’ensemble permet de conclure que la réalité des phénomènes dits médiumniques a été établie scientifiquement.
U. : Diriez-vous que la médiumnité est un phénomène naturel dont on aura un jour l’explication ?
Yves Lignon : Absolument. Quelle qu’en soit la forme (magnétisme, voyance…), la médiumnité est bien une faculté naturelle de l’être humain. Grâce au « microscope » statistique, l’école de Rhine a montré que cette faculté est présente, à l’état latent, chez tout un chacun. Cette faculté peut se « réveiller » par intermittences (voyance), une seule fois dans une existence (cas des personnes qu’un trouble psychologique associe à un phénomène de maison dite hantée), pour de longues périodes (guérisseurs).
Et comme pour tout phénomène naturel, la science finira par découvrir les lois de la médiumnité. Des lois naturelles bien entendu, ce qui n’empêchera personne de trouver derrière ces lois naturelles un système explicatif s’appuyant sur une doctrine religieuse donc faisant appel au surnaturel.
U. : Comment définiriez-vous aujourd’hui la médiumnité et le médium ?
Yves Lignon : Le médium produit deux grandes sortes de phénomènes : voyance avec ses variantes (rêve prémonitoire) et interaction du psychisme et de l’environnement à l’origine d’événements incompatibles avec la physique classique : déplacements d’objets, action sur le développement des végétaux, sur des appareillages électroniques ou électromécaniques.
La parapsychologie scientifique contemporaine admet que tout être humain possède les capacités permettant de produire les phénomènes dits médiumniques et réserve la dénomination de médium aux personnes les produisant à l’échelle macroscopique. Cette définition moderne ne contredit pas la définition ancienne, celle des spirites, tout en s’en distinguant. Pour les spirites le médium est celui grâce à qui les « esprits » des morts se manifestent en produisant un certain nombre de phénomènes. Typologiquement ces phénomènes sont ceux retenus aujourd’hui par la parapsychologie scientifique donc sur ce point les deux définitions s’accordent. Par contre scientifiquement on ne peut prendre en compte l’hypothèse de l’action des « esprits » parce qu’elle est transcendante (au sens philosophique, l’existence de Dieu est aussi une hypothèse transcendante) puisque posant à priori leur « existence ». Ne pas prendre en compte veut dire ne pas étudier donc ne pas se prononcer. Vers 1905, Charles Richet (futur Prix Nobel pour sa découverte de l’anaphylaxie) a montré que l’hypothèse de la communication avec les défunts se situait en dehors du champ de la science parce que rationnellement indécidable. Cette hypothèse est en effet de la même nature que celle qui attribue la pluie après la sécheresse à l’intervention d’une divinité.
U. : Continuez-vous vos recherches dans le domaine ?
Yves Lignon : Je travaille sur une idée d’expérience de « vision à distance » (remote viewing) qui sera peut-être réalisée en 2017. Par contre pas question de lever le pied à propos de ce qui m’a toujours beaucoup occupé : informer le public en utilisant les moyens qui s’offrent. La médiumnité est prétexte à trop de dérapages vers l’irrationnel pour que, à mon avis, on puisse jouer à « France Culture ou rien ».
Les « médiums » français connus actuels n’ont jamais participé à des expériences ayant pour but de valider ce qu’ils appellent leur don. Quelques-uns d’entre eux ont habilement obtenu la caution d’autorités sociales : prêtres, médecins, journalistes… n’ayant par ailleurs aucune compétence en matière de parapsychologie scientifique. Nous sommes dans la même situation que devant quelqu’un qui parlerait d’économie en disant qu’un géologue a évalué ses compétences en la matière.
La Science est fondamentalement laïque. Elle s’intéresse à la Nature et à ses lois et ne prend pas position à propos des interprétations proposées par les doctrines philosophiques ou religieuses. Quand un médium déclare : « Le défunt Oncle Barnabé m’apprend qu’avant sa mort il a caché certains documents à tel endroit », la Science cherche à savoir si l’information est exacte et si le médium a pu l’obtenir autrement qu’en utilisant ses sens. Et si oui, elle laissera chacun libre de croire (ou non) que Barnabé se manifeste depuis l’au-delà.
U. : Dans ce cas, de quoi est issue la thèse que vous développez dans votre livre La vie… et après ? La science enquête : « Tout être humain possède une conscience immatérielle, capable d’autonomie pendant la vie et pourquoi pas après la mort » ?
Yves Lignon : Ce n’est pas une thèse, mais une spéculation (enchaînement cohérent de propositions susceptible d’être transformé en hypothèse) et elle s’appuie sur l’authentification des témoignages dits de « sortie hors du corps » et « d’expérience de mort imminente ». Ces récits amènent à remettre en cause l’hypothèse selon laquelle la conscience est produite par le cerveau (comme le suc gastrique par l’estomac) et donc que l’arrêt du fonctionnement du cerveau signifie la disparition sans appel de la conscience. Cette remise en cause est le point de départ de la spéculation.
L’hypothèse de la survie du psychisme d’un être humain après la destruction de son corps n’est pas transcendante parce que testable. Les pionniers de la « Society for Psychical Research » l’avaient bien compris et s’y intéressaient en 1890. Aujourd’hui les témoignages de « sortie du corps » la remettent en avant.
L’hypothèse de la survie du psychisme est relative à ce que les parapsychologues scientifiques nomment les « nouveaux » phénomènes : NDE (expérience de mort imminente) et OBE (sortie hors du corps). Plus précisément le contenu des témoignages de NDE et d’OBE suggère que cette hypothèse pourrait être énoncée (je pèse mes mots au trébuchet). Par contre utiliser « existence des esprits » au lieu de « survie du psychisme » n’est qu’affaire de vocabulaire.
Un médium authentique pourrait-il vivre NDE ou OBE plus facilement qu’Untel ? Pas d’éléments de réponses. « J’ai vécu une NDE » semble, depuis quelque temps faire partie du matériel publicitaire des médiums professionnels ce qui ne signifie pas grand-chose même si les charlatans ont toujours su se servir de l’air du temps.
U. : Savez-vous en quoi consistent les expériences menées dans le domaine de l’hypothèse de la survie du psychisme après la mort physique ?
Yves Lignon : Il est prématuré de parler d’expérience sur l’hypothèse de la survie. L’étude des NDE et des OBE en est seulement au stade de la construction d’une typologie. Ce n’est qu’à partir d’une description fine d’un phénomène qu’on peut s’intéresser à son pourquoi et à son comment donc énoncer des hypothèses puis les tester.
U. : Pourquoi donc penser à l’hypothèse de la survie du psychisme ?
Yves Lignon : Les OBE permettent d’envisager la possibilité d’une forme d’autonomie de la conscience pendant la vie puisqu’une des caractéristiques de l’OBE est l’acquisition d’informations situées hors de portée des sens : une de mes étudiantes, allongée sur son lit pour se relaxer sans dormir, a « vu » que sa mère avait complètement modifié le rangement de ses habits dans une armoire.
U. : Au-delà des NDE et OBE ou des états modifiés de conscience, les phénomènes d’incorporations et d’écriture automatique, mis en corrélation avec la réalité d’éléments précis donnés par des médiums à des personnes qui leur sont inconnues, ne sont-ils pas testables ?
Yves Lignon : Du point de vue des sciences exactes on peut tester la réalité des faits (sous réserve que cela soit techniquement possible) :
— validité des informations données par le médium.
— comparaison de l’écriture, de la voix du médium quand il est en transe avec celles de la personne décédée.
Mais on ne pourra jamais tester l’hypothèse de la communication avec une personne décédée qui découle d’une pétition de principe. Du point de vue des sciences humaines on peut effectivement étudier l’expérience vécue du médium, son interprétation des faits en termes de communication avec les morts sans se prononcer sur la réalité objective de ce vécu et la validité de cette interprétation.
Lire ici la première partie de notre enquête