La Guerre des boutons et La Nouvelle guerre des boutons. Coco avant Chanel et Coco Chanel et Igor Stravinsky. Le cinéma français fait, parfois, n’importe quoi dans la mise en place de projets cinématographiques. Avec son Saint Laurent Bertrand Bonello déboule sur les écrans seulement neuf mois après le Yves Saint Laurent de Jalil Lespert. Et le spectateur de se poser une question : qui croire ?
La croyance. Voilà bien une donnée qu’il faut mettre en exergue tant elle peut être sacrifiée sur l’autel de la manipulation industrielle. Dans le cas récent, mais surtout symptomatique, des Guerre des boutons, c’est sans doute une querelle de producteurs avides qui a fait subir au public un double spectacle atroce. D’un côté, un film réalisé par Yann Samuell, déjà auteur du formellement vulgaire Jeux d’enfants. De l’autre, un métrage signé Christophe Barratier, le responsable des passéistes Les Choristes et Faubourg 36. Si, au final, les deux films, et donc les
producteurs, s’en sont misérablement sortis – chacun réunissant aux alentours de 1,5 million de spectateurs –, c’est bien le spectateur qui a dû trinquer. En effet, celui-ci ne peut pas se satisfaire d’une telle médiocrité, d’une telle arrogance, d’un tel cynisme et il existe bien un risque de déficit de croyance envers un cinéma qui ne peut pas sortir grandi d’une telle bataille de droits, mais surtout d’égos. À l’annonce de ce diptyque autour du grand couturier, le doute s’était immiscé. Va-t-on encore avoir le droit à un double échec artistique ? Heureusement, Yves Saint-Laurent, l’homme, n’est pas La Guerre des boutons, le film. En effet, si la mise en route d’un remake d’un métrage fortement ancré dans l’imaginaire collectif montre une frilosité évidente de la part de ses initiateurs, le couturier traverse des terrains bien plus féconds. D’une part, aucune réalisation n’avait encore saisi la trajectoire de ce génie de la mode. Il y a, ainsi, une sensation de nouveauté toute simple qui n’est pas désagréable. D’autre part, grâce à son parcours hors norme, le cinéma peut prendre à bras le corps des données passionnantes. Et donc livrer une véritable proposition artistique.
Néanmoins, dès le départ, un problème majeur surgit. Il se situe au niveau du genre même du biopic. Réaliser un tel film n’est pas une mince affaire tant les erreurs commises sont nombreuses, palpables et, il faut bien l’avouer, énervantes. Deux camps s’affrontent. Celui de la mise en image standard retraçant une vie avec facilité (Ray, La Môme) et celui qui dépasse son propre cadre pour approfondir une donnée précise (Marie-Antoinette sur la solitude, Control sur la création, Ali et Public Enemies, outils de recherche formelle pure). Derrière ces chemins bien différents, ce sont bel et bien une perspective forte – l’identité –, une personne consciencieuse – le cinéaste – et un art – le cinéma – qui doivent resurgir. (Yves) Saint Laurent entre parfaitement dans cette lutte cinématographique. En premier lieu, il faut noter que le Yves Saint Laurent de Jalil Lespert se démarque avant tout par l’évidence de sa simplicité. Loin de prendre des risques, le réalisateur a préféré construire son métrage selon une ligne directrice classique, voire archétypale. Enfance, ascension, chute et vieillesse. Rien de bien nouveau sous le soleil du biopic. Le résultat cinématographique ne peut se retrouver qu’édifiant. En jouant la carte complète de l’exhaustivité, Jalil Lespert ne peut pas saisir les enjeux se cachant derrière les comportements ou les idées d’Yves Saint Laurent. En ne faisant jamais de choix, le cinéaste identifie son film comme une succession de séquences construites autour de moments forts, mais dont les liens entre elles ne sont jamais explicités. Il est vrai que le montage n’est qu’une suite de pages d’un catalogue et est, à ce titre, proche du niveau zéro de la grammaire cinématographique. Conclusion terrible, Yves Saint Laurent ne reste qu’une personne alors qu’il devrait devenir un personnage. C’était peut-être le but, l’apparition puis l’évolution d’un titre bien laid en est un témoignage. Néanmoins, le cinéma mérite bien plus que cela.
Bertrand Bonello l’a bien compris. En se concentrant sur une période au contexte fort (1967-1976), le cinéaste a fait un choix clair et a décidé d’appuyer sur la notion de décalage. Preuve éclatante, presque trop palpable, c’est par l’utilisation d’un split-screen diablement efficace où les images d’archive sur les grands événements de l’époque répondent à un défilé minimaliste que le spectateur se rend compte que le couturier est ailleurs. Ce partage des écrans donne la clé de compréhension la plus importante du métrage. Grâce à ces images, le réalisateur ne peut plus perdre ni son spectateur qui comprend l’angle d’attaque ni son personnage qui se construit au fur et à mesure. Ce dernier ne vit plus dans le même périmètre que le citoyen lambda. Socialement, Yves Saint Laurent trouve la rue vulgaire, laide, sans style. Pire, son intimité s’échappe également à lui. Pierre Bergé, en ne s’occupant que de la partie industrielle de l’empire Saint Laurent ne peut plus, ou ne sait plus, comment percer la bulle de l’artiste. Yves Saint Laurent se retrouve alors complètement perdu. Est-il prisonnier de sa condition ? C’est tout le questionnement que veut poser le cinéaste. Déjà, L’Apollonide – souvenirs de la maison close, sans aucun doute l’un des plus beaux films français des dix dernières années, identifiait cette problématique. Avec Saint Laurent Bertand Bonello ne fait que confirmer une thématique lui tenant à cœur. Chose d’autant plus remarquable, il arrive à l’enrober d’une belle mélancolie. Son utilisation magistrale de la musique y est pour beaucoup. Sa compréhension du protagoniste, elle, s’avère indispensable. Le réalisateur ne veut pas plonger à outrance dans les vices d’Yves Saint Laurent, ne souhaite pas donner une mauvaise image de l’artiste. Cette posture, en plus d’être facile, serait indigne. Il n’y a pas de jugement dans la cinématographie de Bertrand Bonello. Il n’y a qu’une âme humaine en déliquescence qu’il faut inspecter en profondeur. Et une vision de cinéma en construction qu’il faut saluer.
Pour résoudre de telles problématiques, la qualité de la représentation s’avère capitale. Là aussi, il faut rendre hommage à Bertrand Bonello. Non seulement le cinéaste joue habilement sur la colorimétrie de ses images (le sombre entourant Pierre Berger est particulièrement efficace), mais il se permet des choix formels d’une rare puissance. Après le split-screen, deux éléments particulièrement excitants donnent le ton du métrage. Il y a, tout d’abord, cette arrivée en contre-plongée de Betty Cadroux signifiant toute l’admiration d’Yves Saint Laurent pour la Femme. Plus que le sens, Bonello se pose définitivement, après L’Apollonide, comme l’un des artistes qui sait le mieux filmer et rendre hommage à la gent féminine. Le réalisateur se ferait-il le double cinématographique d’Yves Saint Laurent ? La volonté, à défaut d’être palpable, est en tout cas respectable. Il y a, ensuite, cette rencontre entre le couturier et son amant trouble et torride Jacques de Basher. Le jeu entre ces personnages, d’une longueur inhabituelle, en aller/retour via le travelling latéral, permet de mettre en rapport directement les deux hommes. L’accroche, réciproque, est immédiatement perceptible. En ne brisant jamais le lien par le montage, le réalisateur souhaite également montrer la solidité de leur relation. Avec ses propositions fortes cernant immédiatement les thématiques du personnage, Saint Laurent apparaît donc être un véritable film de cinéma où le biopic n’est plus une finalité en soi.
Avec Yves Saint Laurent, Jalil Lespert, quant à lui, se retrouve bien loin de la réflexion cinématographique menée par son acolyte, surtout en regard aux deux scènes sus-citées qui entrainent forcément une comparaison. Le terme est dur, certes, mais juste. En effet, son métrage est d’une platitude absolue. Toutes les séquences sont étalées sur un même niveau tant elles sont filmées sur un plan identique. Parallèlement au montage d’une linéarité repoussante, le cadre, quant à lui, ne fait pas beaucoup d’efforts. Pire, certains effets apparaissent d’une lourdeur malvenue. L’exemple le plus flagrant reste ce léger travelling avant utilisé à mauvais escient. Pourtant, ce mouvement de caméra, dans son identité profonde, fait généralement sens, notamment lorsqu’un réalisateur souhaite incorporer des éléments malveillants. Le trouble est, en effet, souvent un corollaire de ce genre d’effet. Ici, le spectateur ne comprend jamais le but de cette utilisation tellement elle est proposée sur des situations bien différentes. Soumis à la gratuité de l’ensemble, cet artifice tombe alors littéralement à l’eau.
Si la mise en scène arrive à être si puissante chez Bertrand Bonello et si pauvre chez Jalil Lespert, c’est parce que l’ambition dans l’écriture est bien différente. Alors que le premier souhaite faire de son projet une interrogation perpétuelle, le second ne propose rien d’autre qu’une hagiographie. Dommage, cette démarche est bien la lie du biopic et reste la preuve éclatante que le réalisateur n’a pas questionné son propre projet. La conséquence est terrible. Jamais la plongée ne va être entamée en profondeur et le spectateur survole, au final, la vie de Saint Laurent sans que la passion ne s’échappe du film. Témoin majeur de ce manque d’enjeu dans le corps du métrage, c’est par une utilisation d’une voix off que Jalil Lespert compte amener son récit. Le procédé, en plus d’être d’une facilité incommensurable, amène surtout un problème moral. En effet, cette voix, c’est celle d’un Pierre Bergé qui prend littéralement en main le déroulement du scénario. Quand on sait que celui-ci a donné son aval à la mise en place de ce Yves Saint Laurent, on se dit alors que la confusion est totale. Contrôle du récit, mais également contrôle du projet, le célèbre compagnon du couturier est partout. Dès lors, il est impossible de la part du métrage de faire des digressions tortueuses qui ne respecteraient clairement pas la construction d’une belle biographie officielle. Ni Yves Saint Laurent, icône française, ni Pierre Bergé, garant de ladite icône, ne doivent être écornés. Quelle est alors la place du cinéaste ? Yves Saint Laurent est-il un film de Jalil Lespert ou de Pierre Bergé ? Ces questions méritent d’être posées tant elles peuvent mettre à mal la future mise en place d’autres biopics.
(Yves) Saint Laurent s’avère être, au final, un diptyque fascinant car il permet au spectateur de se rendre facilement compte des différences entre identités industrielle et artistique. Dommage pour Jalil Lespert dont la carrière d’excellent comédien ne corrobore pas cette posture de réalisateur. Bertrand Bonello, quant à lui, arrive à se hisser sans mal sur les hauteurs d’un cinéma français qui a définitivement besoin de cinéastes de sa trempe.
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Saint Laurent Bertrand Bonello
Scénario : Thomas Bidegain et Bertrand Bonello
Gaspard Ulliel : Yves Saint Laurent
Jérémie Renier : Pierre Bergé
Louis Garrel : Jacques de Bascher
Léa Seydoux : Loulou de la Falaise
Amira Casar : Anne-Marie Munoz
Décors : Katia Wyszkop
Costumes : Anaïs Romand
Photographie : Josée Deshaies
Production : Éric Altmayer et Nicolas Altmayer
Sociétés de production : Mandarin Cinéma, EuropaCorp, Arte France Cinéma (coproduction)
Société de distribution : EuropaCorp Distribution
Langue originale : français
Genre : film biographique
Durée : 150 minutes
France : 17 mai 2014 (Festival de Cannes) ; 24 septembre 2014 (sortie nationale)