Les zones grises d’Alexandra Saemmer aux frontières de la mémoire sudète

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alexandra saemmer zones grises

Les zones grises. Enquête familiale aux lisières du Troisième Reich d’Alexandra Saemmer, avec des dessins d’Antoine Cossé, est paru le 10 septembre 2025 chez Bayard. Un récit bouleversant où une chercheuse en sciences sociales se penche sur l’héritage trouble de sa famille sudète, entre silences, culpabilités et expulsions oubliées.

Tout commence par une pochette transmise par sa mère : le titre de propriété d’une ferme à Auspitz (aujourd’hui Hustopeče, en Tchéquie). « Voilà ton héritage. Prends-en soin… La liste des biens était précise. Or, la ville d’Auspitz ne figure plus sur aucune carte. » Cet inventaire minutieux – maison, grange, bétail, verger, étang – est l’ombre d’un pays disparu. La Moravie du Sud, berceau d’une minorité germanophone appelée « Sudètes », a été bouleversée par le XXᵉ siècle : annexée par Hitler en 1938, puis reprise en 1945, avant d’expulser plus de trois millions d’habitants accusés d’avoir pactisé avec le Reich.

Alexandra Saemmer
Alexandra Saemmer

Les zones grises de Alexandra Saemmer explorent un paradoxe : les Sudètes furent à la fois complices d’une annexion et victimes d’une expulsion brutale. L’autrice, née en Allemagne, a grandi avec cette double honte – être héritière des « bourreaux » et issue de réfugiés humiliés, rejetés jusque dans une Allemagne détruite et peu accueillante. Elle raconte aussi les femmes violentées, les enfants affamés, les destins effacés dans un silence générationnel.

C’est là que surgit le concept de zone grise cher à Primo Levi, ce lieu où se brouillent les lignes entre responsabilité et contrainte, entre choix et survie. « J’ai grandi avec deux versions : le drame de l’expulsion ; la complicité avec le Reich, tache aveugle du récit. » écrit Alexandra Saemmer.

Alexandra Saemmer

Chercheuse et professeure à Paris 8, Alexandra Saemmer met en œuvre une méthode singulière : consultation d’archives, entretiens familiaux, mais aussi plongée dans des groupes Facebook où descendants de Sudètes et Tchèques confrontent leurs mémoires. Entre récits généalogiques, disputes sur les commémorations et comparaisons parfois dérangeantes avec la Shoah, ces échanges révèlent une mémoire toujours vive, conflictuelle, parfois instrumentalisée.

Alexandra Saemmer

L’autrice assume aussi la part de fiction : lorsqu’il manque des témoignages, elle comble les silences par des scènes imaginées à partir de photos ou de fragments. C’est ce mélange – rigueur documentaire et souffle littéraire – qui fait la singularité de ce livre. En interrogeant le passé de sa mère et de son grand-père soldat de la Wehrmacht, en cherchant à savoir si une naissance fut issue d’un viol ou d’une relation consentie, Saemmer livre une réflexion universelle : comment hériter d’un passé traumatique sans le répéter ni l’occulter ? Comment « réparer les vivants » en acceptant les ombres transmises ?

Le récit se lit comme une fresque européenne. À l’heure où les guerres ravivent les mémoires frontalières, il rappelle que les frontières de l’Europe sont aussi faites d’exils, de spoliations, de silences et de contradictions. En mêlant enquête familiale, réflexion historique et immersion numérique, Alexandra Saemmer signe un livre qui n’est ni plaidoyer ni procès, mais une traversée des zones d’ombre, un geste pour reconnaître que la mémoire européenne est faite de contradictions, et qu’en les nommant, on libère un peu les vivants des fantômes qui les hantent.

A lire sur le même sujet :

  • Kateřina Tučková, Les Exilées de Moravie (trad. Eurydice Antolin, 2024) : roman sur la « marche de Brno » et le sort des femmes allemandes de Moravie en 1945.
  • Timothée Demeillers, Le Tumulte et l’Oubli (2024) : fresque contemporaine sur la mémoire sudète et les cicatrices de l’Europe centrale.
  • Alexandra Saemmer, Les zones grises (2025) : enquête documentaire et intime, entre archives et réseaux numériques.

et :

Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !