Alain Corbin vient de publier aux éditions Albin Michel une Histoire du silence, de la Renaissance à nos jours. Cet historien français livre avec ce petit ouvrage une grande enquête sur cette notion mystérieuse. « Le silence n’est pas seulement absence de bruit », écrit-il. De quoi réfléchir à notre manière d’être au monde…
Alain Corbin, né en 1936, est l’auteur d’une bibliographie considérable. Spécialiste de l’histoire de France au XIXe, on lui doit notamment Le Miasme et la Jonquille ou encore L’Harmonie des plaisirs. Plus particulièrement, il s’inscrit comme l’un des tenants de l’histoire des sensibilités, sous-branche de l’histoire des mentalités inaugurée par l’École des Annales. Il est considéré comme l’un, sinon le spécialiste en la matière, preuve en est la publication chez Robert Laffont d’Une histoire des sens, recueil de plusieurs de ses ouvrages. Avec Le Miasme et la Jonquille, Alain Corbin s’intéressait à l’odorat en tant que « construit social ». Cette année, l’historien revient avec une forme particulière de sensibilité : le silence.
N’en déplaise à Macbeth, la vie n’est pas qu’une histoire « pleine de bruit et de fureur ». Alain Corbin entend s’intéresser à ce qui, paradoxalement, constitue une limite pour l’historien : le silence en tant qu’il suggère l’absence de témoignage ou l’oubli. La notion n’a cessé de fasciner écrivains, poètes ou philosophes, que l’on pense à Mallarmé, Blanchot ou Merleau-Ponty. Le sociologue David Le Breton lui avait consacré en 1997 un ouvrage, Du silence, dans lequel il affirmait que « la modernité est l’avènement du bruit », mais que « la saturation de la parole induit la fascination du silence ». David Le Breton parvenait à une véritable classification des silences. Sur un autre registre, Alain Corbin décline lui aussi « une large gamme de silences ».
Le silence bruit. Il porte une éloquence qui lui est propre. Alain Corbin, dans le prélude, trace en quelques lignes une courte histoire du silence : « Dans le passé, les hommes d’Occident goûtaient la profondeur et la saveur du silence. Ils le considéraient comme la condition du recueillement, de l’écoute de soi, de la méditation, de l’oraison, de la rêverie, de la création ; surtout comme le lieu intérieur d’où la parole émerge ». En huit courts chapitres, plus un postlude, Alain Corbin arpente le territoire des silences. Silence des lieux intérieurs, silence de la nature, silence intérieur, quête religieuse, silences de l’amour et de la haine… Si la lecture reste du début à la fin un plaisir, on peut toutefois reprocher à l’ouvrage de manquer d’une véritable analyse historique du silence, au profit, heureusement, de citations constantes, mais souvent pêle-mêle.
Alain Corbin appuie son travail d’historien presque essentiellement sur des références littéraires et artistiques. Dans Le Miasme et la Jonquille, il s’était appuyé sur le roman À Rebours de Huysmans pour enquêter sur l’odorat à la fin du XIXe siècle. On retrouve dans ces pages le même auteur. Mais d’autres font leur apparition, de manière souvent attendue (Proust, Gracq, Blanchot, Bernanos, Quignard). Néanmoins, Alain Corbin se fait passeur en convoquant des auteurs moins connus, tels que Max Picard, Georges Rodenbach ou Vercors. C’est donc principalement la littérature, pratique qui exige une grande porosité entre silence et parole, qui conduit ici l’écriture de l’histoire. En cela, cette Histoire du silence se lit comme une formidable anthologie du silence en littérature.
De façon générale, la plupart des disciplines artistiques font l’objet de quelques références ou analyses. La peinture, particulièrement. Plusieurs reproductions, d’Odilon Redon, Edward Hopper ou Edgar Degas, sont insérées au centre de l’ouvrage. On aimera à s’attarder sur celle de Georges de La Tour, Saint Joseph charpentier. Alain Corbin, en effet, a construit son livre de manière musicale. Structuré par le prélude puis le postlude, il se construit naturellement autour d’un interlude, de trois pages seulement, intitulé « Joseph et Nazareth ou l’absolu du silence ». Le père adoptif de Jésus demeure, dit-il, « totalement muet dans les Écritures ». De fait, « son silence est le cœur qui écoute » et « dépassement de la parole ».
Ce silence est l’occasion de s’intéresser en filigrane au bruit. Comme David Le Breton qui, lui, affirme que « l’impératif de communiquer est une mise en accusation du silence, comme il est une éradication de toute intériorité », Alain Corbin pointe du doigt, quoiqu’avec plus de discrétion, le piège du bruit, « l’incessant flux de paroles qui s’impose à l’individu et qui le conduit à redouter le silence ». Malgré la rigueur scientifique, point tout de même une certaine ligne de conduite morale. Dirions-nous avec Wittgenstein que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » ?