Les éditions Incultes ont publié en mars dernier le premier ouvrage d’Anthony Poiraudeau. II s’intitule Projet el Pocero, dans une ville fantôme de la crise espagnole. Récit d’un cheminement, stratifié, vers El Quiñon.
El Quiñon. Sortie de nulle part, une ville imposante prévue pour 40 000 habitants. El Quiñon devait être un joyau d’empire, celui de Francisco Hernando (El Pocero), un exemple d’ascension sociale : né dans un bidonville, égoutier à l’âge où d’autres vont au lycée avant de devenir un des entrepreneurs les plus riches d’Espagne. El Quiñon devait être un symbole à l’heure du miracle économique espagnol. El Quiñon, ville nouvelle, projet tendu vers le futur, reste quasiment déserte.
À la dérive. Anthony Poiraudeau entre à son tour dans le projet. Dans le récit d’un projet. Au sens premier du terme : la ville fantôme dont il nous parle a été littéralement jetée en avant. Par qui ? Par Fransisco Hernando. À sa suite et après lui, Anthony Poiraudeau se fait une projection de la ville désertée, tente, à l’instar de son créateur, de l’appréhender, de la saisir. Une différence, cependant, et de taille. Si Hernando a imaginé, par mégalomanie ou cupidité, une ville en son honneur et à son nom, Poiraudeau, lui, cherche seulement à en éprouver la réalité. Les deux hommes partent à la dérive. À ceci près que la première est économique et l’autre psychogéographique.
Le plus grand intérêt du livre, sûrement, réside dans une reconquête, de la part de l’auteur, de l’échec éclatant du projet El Quiñon. Celui-ci s’est rendu sur les lieux, à deux reprises, mais aussi dans les autres villes fantômes de la crise immobilière, notamment Cuidad Valdeluz. La psychogéographie, telle que définie par Guy Debord, « se proposerait l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus ». Poiraudeau, non seulement fait le récit de sa démarche psychogéographique, mais propose une mise en abîme de son projet. Car lui aussi imagine la ville. Lui aussi propose de l’arpenter et d’en mesurer « la forme », convoquant par là même Baudelaire, Benjamin et la flânerie, mais aussi, par le biais de référence, Dino Buzzati et Julien Gracq.
La structure du livre épouse, par ailleurs, le chemin oblique par lequel Poiraudeau progresse jusqu’à la ville fantôme. Le premier, Establishing shot, figure la difficulté de préhension, de prise, d’El Quiñon ; le dernier, intitulé l’antiquité du futur, prend la forme d’une conclusion ouverte (dont le blog de l’auteur, peut-être, poursuit la réflexion). Les chapitres 3 et 4 constituent la véritable dérive psychogéographique : la ville désertée se dérobe sans cesse à l’observateur, lui offrant toutefois, par intermittence, de rares captures. El Quiñon semble irréelle, alors Poiraudeau ne la décrit pas : il y consigne ce qu’il peut et ce qui reste. La réalité de cette ville nécessite, non pas un déploiement journalistique, mais un dépliement perpétuel. Ainsi, peu à peu, sa géographie apparaît, El Quiñon se situe – ou plutôt, se trouve restitué – non seulement dans l’espace, mais aussi dans une certaine historicité. De même, ce que Poiraudeau écrit sur elle vaut, désormais, à la fois pour l’urbanisme actuel et ce qu’il en adviendra peut-être :
Remonter jusqu’à cette ancienne ville, qui n’est plus foyer de l’expansion urbaine, fait naître un sentiment d’étrangeté temporelle où alternent l’anticipation d’un futur prématurée et le rebours vers une antériorité rémanente. Bien que contigües, et composant ensemble une même agglomération, ancienne et nouvelle villes semblent des corps étrangers l’un à l’autre, irréconciliable malgré leur filiation, et les éventuelles tentatives d’aménagement du territoire. Comme si elles émanaient en fait de mondes différents et incompossibles, dont les reflets se retrouveraient projetés sur un seul et même écran. Les villes au loin dans la plaine croissent, s’amassent comme un limon déposé par le courant de l’horizon et du rivage.
« Une ville déserte où meurt la fiction ». Poiraudeau ne cherche pas à narrativiser sa dérive ou à fictionnaliser El Quiñon. En cela, les chapitres 2 et 5 font rupture en proposant une échappée : le premier propose une première explication de la désertion de la ville en exposant les mécanismes de la crise immobilière à grand renfort de chiffres et statistiques. Épousant la méthode de Guy Debord prônant « la critique et l’autocritique », Poiraudeau revient sur ces « nombres » grâce auxquels on pense remplir la vacuité de la ville fantôme.
Le chapitre 5 formule une autre explication : le portrait de Fransisco Hernando, l’entrepreneur, fait passer les raisons du fiasco à une échelle individuelle. Alternant les genres de l’argumentation, ce chapitre prend la forme d’une satire. De surcroît, celle-ci se redouble d’une réflexion sur la portée des récits et de la fiction : l’autobiographie du promoteur espagnol l’exemplifie ; intitulée La passion de construire : biographie et mémoires d’un homme qui meurt s’il ne travaille pas, elle mythifie Hernando – voire, le mystifie – en le présentant comme un self-made-man ibérique. Dans ce chapitre, Poiraudeau fait dérailler l’épopée capitaliste, celle d’un homme, certes, mais surtout celle de son projet. El Pocero, il est vrai, ne s’est pas contenté de construire, démesurément, pour déserter ensuite – et retenter l’expérience en Guinée équatoriale – l’homme, corrompu, a bâti une ville à la mesure de sa gloire (en somme, une coquille vide). Baptisée « Residencial Fransisco Hernando », la ville accueille aussi une statue de ses parents. Si le promoteur a actualisé son projet, Poiraudeau le virtualise par l’écriture en perturbant les récits de notre modernité.
El Quiñon est, au fond, lui-même et dans son intégralité, un angle mort. Son désastre est une coulisse du naufrage dont a accouché le miracle économique espagnol, que la ville devrait œuvre à perpétuer. C’est l’ampleur de son implosion muette qui a fait se retourner les regards vers lui, en opérant un contrechamp révélant non pas l’équipe qui tournait l’épopée de la gloire économique et urbaine de l’Espagne, mais les lieux que celle-ci avait désertés en toute hâte, faisant sombrer le film dans cette image terminale d’une ville déserte où meurt la fiction.
Une entreprise de reconquête. El Quiñon résiste à la perception : irréelle, déréalisée, l’auteur s’attache à la remplir à nouveau. Si la dérive psychogéographique nécessite le point de vue d’un observateur (donc une écriture entièrement modalisée), l’efficacité du récit tient surtout dans les moyens mis en œuvre pour représenter la ville fantôme. Poiraudeau ne fait pas seulement référence à la littérature, mais surtout au cinéma et à la peinture. Tout un vocabulaire proprement cinématographique occupe la vacance laissée par la ville, mais aussi par la perception mentale : champ, contrechamp, travelling, etc. Surtout, l’écriture tente d’outrepasser l’évidence des images, en particulier grâce au concours de la métaphore : la résistance qu’oppose El Quiñon au spectateur faiblit grâce au langage, cesse un moment d’être un amas de briques pour se transformer en « une épave de paquebot échouée sur un alpage » ou encore « la vision d’un iceberg au détour d’un bocage ». Poiraudeau, pour la dévoiler, représente la ville comme un hiatus, une aberration. Projet El Pocero désigne un dehors, ou comme l’a écrit l’auteur, un contrechamp. « Comme lorsqu’un faux raccord inattendu met à jour l’artificialité de la foi qu’on avait, devant un film, en une narration visuelle lisse et continue ».
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http://www.larevuedesressources.org/introduction-a-une-critique-de-la-geographie-urbaine,033.html
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