Une époque : la fin des années cinquante. Deux lieux : Bordeaux et l’Algérie. Trois voix : celles de trois hommes hantés par une guerre. Tels sont les ingrédients d’un des meilleurs polars de ce début d’année 2014. Noir et glaçant comme un roman policier qui se respecte.
Il fait froid. Il pleut. C’est la noirceur de la nuit. Bordeaux, comme dans un roman de Simenon, enveloppe et étouffe tout le récit de sa chape de plomb. Omniprésente, la ville est le témoin actif des remugles d’une période passée, mais toujours vivante, celle de la guerre et des compromissions, des trahisons et des laideurs.
C’est la ville de Papon. C’est la ville des beaux quartiers et des spoliations, des putains et des maquereaux qui ont préféré l’Allemagne à la Résistance. C’est la ville des bars, du menu fretin, des tocards et des sans scrupules, hommes de main des caïds, troussés par des policiers vérolés. C’est la ville du port où l’on s’enfuit, celle des marins et des déserteurs. Atmosphère à la Simenon, mais langage à la Simonin. Hervé le Corre, natif et vivant à Bordeaux, restitue de manière parfaite ces discussions au bord des zincs, dans ces meublés pourris et cafardeux, avec une langue directe et populaire. C’est dans ces bars, où grouille la vermine, que sévit et survit le commissaire Darlac, chargé d’un lourd passé collaborationniste, qui porte en lui toute la noirceur de sa vie, animé par la haine de la foule, de sa femme porteuse d’un secret intime, des humbles et des faibles. Violeur, assassin, tortionnaire, il incarne le Diable en personne. Darlac est un monstre. Darlac est l’homme d’après-guerre.
Alger, les Aurès : la blancheur de la lumière et la chaleur moite anesthésient les hommes. Elles leur font perdre le sens de leur vie. C’est le lieu de ce que l’on appellera longtemps « les évènements », le mot « guerre » effrayant la Métropole. Ennui, léthargie, assoupissement, la chaleur annihile la volonté de l’homme. C’est là que se rend Daniel, âgé d’une vingtaine d’années, qui a quitté Bordeaux pour aller à la guerre, pour « voir », lui l’orphelin, dont les parents ont été déportés à Auschwitz. Dans les montagnes algériennes, la lumière change aussi les mots. Le style d’Hervé le Corre se modifie, s’adaptant au lieu, au moment. Il demeure magnifique et splendide. Et décrit avec ampleur et minutie la violence qui n’épargne ni les femmes, ni les enfants. La guerre transforme les êtres pris entre un reste d’humanité et la sauvagerie. Puissance de maitriser la vie d’un fellagha au bout du viseur, puissance de vie ou de mort, puissance des mots qui décrivent de manière chirurgicale, au scalpel les corps déchiquetés, les âmes perdues. Daniel est en mal de repère. Daniel devient, un moment, l’homme de la guerre.
Et puis il y a Jean Delbos, trait d’union entre les deux autres voix de ce roman, celui qui va remuer les consciences, raviver les souvenirs honteux et douloureux, agiter la ville amnésique trop contente de retrouver son aspect convenable. Déporté, il ressuscite d’entre les morts, pour retrouver son fils, peut-être, mais surtout pour se venger de Darlac, qui l’a trahi. Hervé le Corre n’en fait pas un héros, un chevalier au cœur léger. L’auteur ne croit pas assez en l’homme pour cela. Le rescapé des camps, incapable d’aimer, mais aussi incapable de haïr totalement, va remuer la fange, extirper la vermine, quitte à tuer une enfant innocente. Car le monde que décrit l’auteur n’est pas celui de la lutte du bien et du mal. Il est trop désespéré pour cela. Jean Delbos est un homme, tout simplement, avec ses nombreuses lâchetés, faiblesses avouées, écrites par lui même sur de petits cahiers. Il est donc appelé à souffrir, et à mourir. Après la guerre, il va mourir de la guerre.
Chasseur et gibier, gibier et chasseur, Darlac et Delbos nous amènent, à travers leur traque réciproque, à visiter les rues les plus sombres de la cité girondine, mais aussi les recoins les plus obscurs de l’âme humaine. A ras du pavé, par la force d’une construction romanesque solide et d’une prose magnifique, Hervé le Corre, nous fait découvrir une France en reconstruction mentale bien loin des Trente Glorieuses. « Après la guerre » porte la couverture du livre. « Toujours la guerre ! » pourrait-on ajouter en sous-titre. Rarement un roman n’aura mérité autant son nom de roman NOIR.
Après la Guerre Hervé le Corre. Éditions Rivages Collection Thriller. 524 pages. 20€. Ce roman est le septième de l’écrivain bordelais qui fut révélé par « L’Homme aux lèvres de saphir » (Prix Mystère de la critique). Son plus grand succès fut, « Les Cœurs déchiquetés » (Prix Mystère, Prix du roman noir Nouvel Obs/Bibliobs et Grand Prix de Littérature policière)