Dans ce magnifique album intitulé Cache-cache Bâton, publié aux éditions Futuropolis, le Breton Emmanuel Lepage revient sur son enfance et s’interroge sur les principes fondateurs d’une vie. Intelligent et dérangeant. L’auteur viendra rencontrer le public dans l’Auditorium des Champs Libres dans le cadre de la rencontre « L’histoire de pionniers de l’habitat partagé », jeudi 12 janvier 18 h 30.
« On est de son enfance », écrit dans cet imposant ouvrage Emmanuel Lepage. À plus de cinquante ans, il décide de se retourner vers ces années qui l’ont créé et formé. Un socle qui l’a constitué d’autant plus important qu’il est différent de celui de la majorité des enfants de son époque. Les parents du jeune briochin s’engagent en effet dans le milieu des années soixante à cohabiter dans une « communauté », un « habitat partagé », les mots sont essentiels, avec d’autres familles. C’est là, au Gille Pesset que va grandir Emmanuel, spectateur et acteur d’une tentative de vie collective dont l’auteur nous raconte, à travers des rencontres avec les familles participantes un demi-siècle plus tard, les espoirs, les envies, les incertitudes et les échecs.
Le dessinateur dans son récit personnel de l’apprentissage enfantin de la vie mêle ainsi au long de plus de 300 pages, l’intime et une époque où tout semble possible. Des drames familiaux cachés et tus comme le suicide d’un adolescent de 15 ans côtoient les envies d’un autre monde, prémices d’un mai 68 que les six familles, qui vont créer la communauté de lieu, ne voient pas venir. C’est une époque qui revit sous les pinceaux magiques de l’auteur, celle d’une société balisée par une Église catholique encore omniprésente, marqueuse des mentalités, ordonnatrice des rites sociaux et qui se prépare à vivre des luttes entre les partisans de Vatican II et ses opposants. C’est une époque où l’on pense que tout est possible et dans cette Bretagne bastion de l’Église catholique, ce sont les mouvements religieux qui souvent constituent les bases de mouvements philosophiques ou politiques nouveaux. Scouts, Jeunesse ouvrière catholique, Jeunesse indépendante chrétienne cherchent d’autres voix à leurs engagements spirituels.
Abolir ou réduire les inégalités, envisager autrement la société et ses classes sociales. On pense à Annie Ernaux et au déclassement social quand le père d’Emmanuel Lepage cherche à se cultiver dans les livres et déclare :
« J’apprends des mots nouveaux comme si j’apprenais une autre langue. Une langue différente de celle de mes parents ».
Ce déterminisme social est présent tout au long des rencontres avec les familles, un déterminisme dont certains, les plus pauvres cherchent à s’extraire avec la mauvaise conscience de trahir leur classe, et d’autres les plus aisés et les plus cultivés, cherchent à le gommer en partageant et en offrant.
« Je ne me sentais pas autorisée à faire ce que je désirais au fond. » Et chacun des parents d’Emmanuel Lepage lutte contre cette crainte de trahir sa classe d’origine. « Je n’étais finalement pas trop con », dit sa mère. « J’étais donc pas si bête », déclare son père, comme des justificatifs nécessaires à leur transfert social.
Enfance, vie en commun, partage, engagement, autant de thèmes qui traversent l’album. La monochromie, le sépia, le noir et blanc, le gris sont les signes visibles de la difficulté de construire un rêve qui a un présupposé non-dit: l’Homme est bon. Les sentiments exprimés cinquante ans plus tard montrent combien les problèmes sous-jacents étaient présents dès l’origine du projet, une utopie que feront éclater un enfant, un grillage et une haie de troènes. La couleur magnifique et rayonnante est surtout utilisée pour montrer les jeux, les moments de vie et de bonheur des enfants, insensibles et aveugles aux difficultés des adultes. On la retrouve aussi pour des dessins d’arbres, de racines métaphoriques, en pleines pages colorées qui scindent le récit et rappellent les planches des Fleurs de cimetière de son ami voyageur et compère Baudoin : verticalité dressée vers le ciel et prise directe avec la terre et le sol. Symboles de vie.
On voulait « changer le monde », déclare un des participants à cette expérience. « Pour nos parents, le Gille Pesset est une idée, une utopie … Mais pour moi et pour chaque enfant du groupe, il est le Monde », écrit Emmanuel Lepage. L’enfance, le moment des possibles. L’âge adulte, le moment des échecs. Mais peut être vaut-il mieux échouer en essayant qu’échouer en se contentant ?
Cache-cache bâton d’Emmanuel Lepage. Éditions Futuropolis. 304 pages. 29 €. Il existe une version grand format tout en couleurs directes de 312 pages. 40 €.
Venez rencontre Emmanuel Lepage jeudi 12 janvier 2023 à 18 h 30 pour « L’histoire de pionniers de l’habitat partagé » à l’Auditorium des Champs Libres (1h30)
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