Quinze ans après une première expédition, Emmanuel Lepage repart pour les Kerguelen. Pour un tout autre voyage, mais aussi éblouissant et magnifique.
La silhouette de ce manchot sur la couverture de la BD, le bec tourné vers le ciel, nous rappelle une image. Pour les amateurs de dédicaces, elle est la signature fréquente sur la page de garde des ouvrages d’Emmanuel Lepage. Pour les lectrices et lecteurs, elle évoque son livre édité en 2011, Voyage aux îles de la désolation (Futuropolis). L’auteur y racontait son voyage de plusieurs semaines sur le Marion Dufresne vers les Terres Australes et Antarctiques Françaises. Pourtant Danser avec le vent est bien un nouveau voyage, une nouvelle histoire, surtout pas une nouvelle « aventure ». Il y a quinze ans, Emmanuel Lepage n’était resté sur place que quelques jours après cinq semaines de traversée. Aussi lorsqu’on lui propose en 2022 de repartir, pour un mois sur terre, il reprend son sac à dos et sa boite de pinceaux, attiré par le fait de partager la vie des femmes et des hommes confinés volontairement sur ces îlots du bout du monde. Ces trois silhouettes qui se profilent à l’horizon, sur la crête violacée d’une montagne, vont cette fois-ci occuper prioritairement le dessinateur breton. Les expériences scientifiques, les conditions matérielles ne sont plus l’essentiel. L’important ce sont désormais ces femmes et ces hommes qu’il va côtoyer, écouter pour tenter de comprendre les motivations qui les pousse à partir loin de leur quotidien et vivre avec des compagnons qu’ils ou elles n’ont pas choisi.

« Quel sens y a t-il à être ici ? », cette question infuse les pages non plus d’un seul récit du voyage, mais plutôt dans la quête de réponses au questionnement d’itinéraires de vies aux trajectoires volontairement déviées. Que cherche t’on loin des siens? Que nous procure le contact quotidien avec la nature ? Voyage t-on pour mieux se connaître ou pour fuir ? Toutes ces questions traversent les relations qu’Emmanuel Lepage entretient avec les membres sur place. Au début du livre, Jérémy, ornithologue, qui vit aujourd’hui dans un habitat partagé déclare : « L’idée du commun ne nous a jamais abandonnés », une phrase qui résonne avec cette interrogation de la possible vie en commun qui obsède Lepage et dont il en avait fait le thème central de sa BD Cache-cache bâton (voir chronique). Il écrit ici qu’il « replonge dans ces moments de vie en commun qui ont forgé ma vision du monde ».
En comparant ces visions du monde, Danser avec le vent est aussi un magnifique livre d’art que l’on reprend pour un dessin pleine page et le simple plaisir de sentir le vent glacial qui fait « marcher en italique » ou d’admirer la masse menaçante d’une montagne inhabitée. Emmanuel Lepage multiplie les gestes de tendresse à l’égard des animaux mais aussi à l’égard de ses semblables. Leurs multiples portraits traduisent une humanité confinée dans une nature hostile, exceptionnellement belle. Il saisit leurs traits et leurs paroles démontrant qu’il sait être un transmetteur et un superbe récepteur. Les pages où certains lui disent leurs sentiments les plus intimes sont parmi les plus belles : « Alors Alexis, tu me dis ce qui s’est réellement passé ? ». Et Alexis de s’asseoir, de se confier et d’expliquer les larmes venues au bout d’une longue marche. La traduction graphique des paroles d’Alexis est bouleversante.

Quinze ans plus tard, cette Bd est celle d’un homme qui a vieilli, qui a survécu à des épreuves, qui de nouveau après Au pied des étoiles avec Edmond Baudouin, ose confier des parcelles de son intimité, car Emmanuel Lepage ne fait pas que mettre à nu ses compagnons. Il ausculte aussi les changements personnels dans son rapport à la vie, même si il sait que de retour sur terre le passé reprend vite ses droits.
Au début de son expédition, le dessinateur s’interrogeait sur l’utilité de refaire un même voyage. Il peut être rassuré. Danser avec le vent nous ouvre d’autres portes graphiques ou littéraires où l’écrit occupe une place aussi importante que le dessin. Si ses pinceaux, après ces années, réussissent désormais à figer l’écume de la mer, son stylo nous aide à saisir l’humanité d’hommes et de femmes en quête de leur identité la plus profonde. Il écrit que son premier voyage, était celui de la « nostalgie », son second celui d’une « promesse ». Danser avec le vent a pris des couleurs, beaucoup de couleurs. Comme le symbole d’une promesse d’un monde meilleur.

Danser avec le vent de Emmanuel Lepage. Éditions Futuropolis. 224 pages. 29€. Parution : Feuilleter
Pour découvrir l’expédition et Emmanuel Lepage « en vrai », Arte diffuse jusqu’au 24 novembre le documentaire Kerguelen aux confins du monde
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