Avec la BD Modigliani, Prince de la Bohême, dessinée par Le Hénanff sur un scénario de Seksik, les liens entre Art et BD se poursuivent. Dernier exemple avec la vie brève et sans espoir d’Amedeo Modigliani, sculpteur refoulé et peintre ignoré. Ou l’image, justifiée cette fois-ci, de l’artiste maudit.
Une écharpe rouge traverse les rues de Montmartre : il pleut.
Une écharpe rouge titube dans les rues de Montmartre : il neige.
Rouge comme l’écharpe d’Aristide Bruant, qui rôde peut être dans le quartier, mais ce n’est pas l’écharpe du chansonnier.
Rouge comme le sang qui coule aux portes de Paris sous les coups de la Grosse Bertha, mais ce n’est pas le sang des poilus.
C’est le sang de la tuberculose. Celui d’un peintre italien, du « Rital » qui va mourir : le sang d’Amedeo Modigliani. En cette fin de vie, cette écharpe ne va le quitter que quelques pages, lorsqu’il va se rendre pour quelques moments sur la Côte d’Azur, rares moments d’accalmie lors de la naissance de sa fille, où le jaune de la lumière du Sud va supplanter le rouge de la violence. Car c’est à Montmartre que vit le peintre italien et c’est à Paris qu’il va mourir. Comme étranglé par cette écharpe, Amedeo n’arrive plus à respirer la vie qui lui est insupportable : « mais je hais le goût de vivre. Je bois pour m’ôter ce goût de la bouche ».
Seksik, comme souvent dans ce format réduit de BD, raconte donc les trois dernières années de la vie du peintre maudit, au regard de quelques événements passés mis en perspective. Méfiant, jaloux, intolérant, Modigliani apparaît comme le symbole de l’artiste maudit qui rejette même son marchand de tableau Léopold Sborowski et méprise souverainement Renoir lors d’une visite chez lui au domaine des Colettes à Cagnes sur Mer. Le peintre, qui se veut sculpteur, n’est pas très connu en cette année 1917, année de fin de conflit mondial. Et sa violence verbale alimentée par l’alcool l’isole totalement. Même Picasso, qui lui va comprendre très vite le marché de l’Art et ses lois, est envoyé au Diable par « Dedo ». Modigliani hurle son mal-être à la face du monde, mais la bouche fermée, le regard assassin.
Cette déchéance a un contre point indispensable pour rendre de l’humanité à cette BD sombre : c’est une femme, la femme d’Amedeo, son modèle, Jeanne Hebuterne qui éclaire le récit ; elle est le seul portrait pleine page de l’album, magnifique, tendre. Portrait juste griffé par la croisée blanche d’une fenêtre comme le symbole de son suicide, défenestrée le lendemain de la mort du peintre. Elle supporte tout : le malheur, la descente aux enfers. Elle porte tout : l’espoir et une enfant à naître. Elle est la véritable héroïne de l’ouvrage par sa beauté, son indéfectible amour. Et sa silhouette s’ajoute aux multiples muses des peintres du XXe siècle : Gala, Victorine Meurent, Lydia Delectorskaya et tant d’autres. Comme Fernande Olivier pour Picasso, elle devine peut être que son visage magnifique va rester graver dans l’histoire de l’art.
Alors pour que la BD se distingue de ces arches types d’artistes maudits aimés par leur muse, il fallait un traitement par le dessin talentueux. C’est le dessinateur de Quimperlé, Fabrice Le Hénanff qui a mis en image le scénario qui lui a été proposé. Il s’était révélé avec trois albums directement liés aux deux guerres mondiales (Les Caméléons, Ostfront et Westfront) qui imposaient son style : une colorisation particulière, des planches décloisonnées avec de multiples encadrés de textes ou d’images, une vision photographique jouant sur la profondeur de champ et une netteté partielle. Identifiable, son style a gagné en maturité depuis les Caméléons, mais le dessinateur se plait toujours dans les atmosphères pluvieuses ou hivernales d’un Paris début de siècle parfaitement restitué. Et puis on n’échappe pas à ses envies et des planches suggèrent bien entendu le premier conflit mondial à travers l’évocation d’artistes morts ou blessés au « champ d’honneur » : Apollinaire, Braque, Zadkine, Kisling. Fusain, aquarelle, encres, toutes les techniques sont utilisées pour une mise en couleurs parfaite et originale. Le Hénanff a besoin du passé, mais aussi des atmosphères sombres et lourdes pour exprimer tout son talent. Avec le scénario de Seksik, il est dans son élément, sa colorisation si particulière des visages, donnant toute sa force à la volonté d’auto-destruction de Modigliani. Les images sensuelles et tendres de Jeanne Hebuterne montrent qu’il peut élargir la palette de son talent en laissant encore plus de place à l’espace, à la respiration.
L’écharpe rouge éclatant des premières pages s’estompe, brunit, se fonce au fil des pages. Elle prend les couleurs d’automne, des feuilles roussies par le froid, qui accompagnent l’enterrement de Modigliani et de Jeanne Hebuterne. Jeanne, la fille du couple maudit, va prolonger la vie, en devenant la biographe de son père. Et en offrant une fin plus humaine à cet album, enfin marqué par un sourire, celui de la grand-mère paternelle.
Classique, cette BD trouvera parfaitement sa place dans la bibliothèque d’amateurs de peinture et de BD. Dommage cependant que la mise en page soit parfois un peu confuse et le dessin entravé par un texte trop envahissant. Une BD de qualité qui aurait mérité d’être plus épurée. Comme le dessin de Modigliani.
Modigliani, prince de la Bohême Seksik (scénario) et Le Hénanff (dessins), Casterman, octobre 2014, 72 pages, 16 €.
* On est heureux à Unidivers quand nos coups de cœur sont partagés. « La vision de Bacchus » de Jean Dylar passé relativement inaperçu lors de sa publication vient de recevoir le Prix Ouest France du prestigieux festival « Quai des Bulles » de St Malo. « Les Vieux Fourneaux » de Cauuet et Lupano ont reçu la consécration suprême, le Prix des libraires de BD 2014. A noter la parution ce mois du deuxième tome. « L’Arabe du Futur » est, quant à lui, présélectionné pour le Prix 2015.