En racontant les prémices du mouvement impressionniste, Néjib débute la chronique d’une vie parisienne des années 1860. Quand la peinture reflète la société, elle devient le support d’un feuilleton passionnant.
Les planches dessinées de Néjib sont facilement reconnaissables : des traits noirs puissants et structurés qui entourent les personnages, les figeant, donnant une priorité au dessin, ce dessin si cher au maître Ingres pour qui la couleur n’est qu’une « tentatrice fatale ». Mais à ce dessin reconnaissable Néjib apporte son originalité en adjoignant une ou deux couleurs par page, comme pour éclairer les scènes d’une manière originale en distinguant l’essentiel du secondaire. On peut alors s’étonner que l’auteur, qui s’était fait connaître avec le formidable Stupor Mundi choisisse comme thème de sa BD suivante la naissance et l’aventure des impressionnistes, ces peintres qui vont remplacer justement le trait par la couleur, et utiliser la lumière pour donner forme aux objets et aux êtres.
On ne sait comment le dessinateur relèvera ce défi dans les ouvrages suivants, mais dans ce premier opus, annoncé comme L’aventure des Impressionnistes, des impressionnistes il n’en est guère question. C’est plutôt une période incandescente de contestation artistique qui se déroule devant nos yeux. Des peintres établis comme Ingres, Couture, Cabanel, sont les supports d’un conservatisme pictural qui commence à se fissurer. Courbet et surtout Manet sont dans la BD les prémices et les annonciateurs d’une révolution qui arrive à grands pas, dont on ignore encore tout, mais dont les « rapins » vont déclencher l’étincelle comme l’annonce la première page. Pourtant Néjib ne limite pas sa BD à ces faits si connus et si souvent relatés. Son propos est plus large et constitue l’intérêt majeur de cet ouvrage : c’est le Paris des années 1860 qu’il s’attache à décrire grâce à l’œil neuf et étranger de Swan et de son frère Scottie, qui débarquent de New York chez leur cousin Edgar Degas pour toucher de plus près à ce monde artistique dont il rêve tant. Scottie, qui apporte dans ses valises un lourd secret personnel veut intégrer l’Académie des Beaux Arts. Swan, à l’encontre des mœurs de son temps, veut elle aussi créer, dessiner, peindre. En utilisant ce fil conducteur, Néjib peut ainsi élargir son propos et sa palette. Il est alors question d’homosexualité, de féminisme, de misogynie, de conservatisme et d’aveuglement bourgeois dans le décor d’un Paris qu’Haussmann est en train de détruire pour reconstruire une capitale moins accessible aux violences révolutionnaires.
Derrière les destins connus de Manet, ce dandy soucieux de renouveler l’art dans le cadre officiel du Salon, ou du triste Degas qui hésite encore entre la peinture d’Histoire, celle qui ouvre les portes de la renommée et les dessins de femmes saisies dans leur quotidien, Néjib réussit à nous conter une époque, où l’on se meut dans une société corsetée, rigide dirigée par l’hypocrisie et les apparences. Sans lourdes considérations, sans insistance, il nous apprend par touches impressionnistes de multiples petites et grandes histoires.
Loin des ouvrages didactiques ou historiques, la BD se lit comme un véritable roman policier : lettres cachées, secret de famille conduisent le lecteur à arpenter les salles du Louvre où officient par centaines des apprentis copistes comme les rues populaires de la capitale dans lesquelles Manet trouvera un apprenti qui deviendra son modèle enfantin.
Avec Swan, Néjib démontre avec talent que l’art épouse ou précède les mouvements de la société. Aussi les bouleversements sociaux à venir, liés à l’industrialisation croissante, annoncent-ils l’impressionnisme ? Nous le saurons avec le deuxième opus de cette série digne des feuilletons populaires publiés dans les journaux de l’époque.
Swan Tome 1 Le Buveur d’Absinthe. Auteur : Néjib. Éditions Gallimard Bande Dessinée. 180 pages. 22 €.