Il est des thrillers qui s’évertuent à effrayer ; d’autres, plus rares, travaillent à inquiéter. Les Effacées, dernier roman de Bernard Minier, appartient résolument à cette seconde catégorie.
En Galice, un tueur kidnappe des femmes qui se lèvent tôt pour aller travailler. Des invisibles. Des effacées. À Madrid, un autre assassin s’en prend à des milliardaires et laisse sur les murs de leurs résidences ce message : « TUONS LES RICHES ». Deux tueurs. Deux mondes. Et le spectre d’un embrasement général, d’une confrontation de classes inédite et explosive. Les enjeux, qui se dévoilent peu à peu à Lucia Guerrero, enquêtrice de la Guardia civil, sont vertigineux. Quand, à son tour, elle reçoit les messages d’un expéditeur anonyme, la question se pose : serait-elle devenue un simple jouet entre les mains des deux tueurs ?
Avec Les Effacées, Bernard Minier délaisse les sentiers balisés du thriller classique pour explorer un territoire plus vertigineux : celui de l’effacement identitaire à l’ère numérique. Ce roman troublant, glaçant par sa lucidité, interroge la possibilité même d’exister dans un monde saturé de données mais privé de mémoire. Une œuvre noire et clinique, miroir impitoyable de nos fragilités contemporaines.
Sous les oripeaux du récit policier se cache une méditation funambule sur l’effacement des traces, des identités, des êtres. Dans ce monde où la disparition ne relève plus de la mort, mais d’une opération technologique, silencieuse et méthodique, Minier orchestre un trouble vertigineux : celui d’une société qui ne tue plus, mais efface.
Dès les premières pages, une tension souterraine s’installe, non dans l’urgence spectaculaire, mais dans une lente contamination de l’espace narratif par le soupçon. Qui sont les effacées ? Des femmes, principalement, dont les vies semblent gommées du réel, en dehors même de toute logique criminelle. Il n’est plus question ici d’assassiner, mais de supprimer les données, les traces, les liens. Le corps reste, mais le nom, l’histoire, les preuves de son passage sont dissous dans une opacité algorithmique.

Minier, que l’on a parfois rangé un peu rapidement du côté des faiseurs efficaces, prouve ici sa capacité à convoquer un imaginaire beaucoup plus trouble. Car Les Effacées ne se contente pas d’être un thriller bien mené : c’est une allégorie contemporaine du désancrage, un récit dont le véritable sujet est la fragilité de la mémoire sociale à l’ère des logiques numériques.
Cartographie d’un soupçon généralisé
Nous avons été saisis par la façon dont Minier parvient à déconstruire les ressorts classiques de la fiction policière. L’enquête n’avance pas par accumulation d’indices, mais par effritement du réel. Ce n’est pas tant ce que l’on découvre qui fait progresser le récit, mais ce qui s’efface sous nos yeux. Ce glissement progressif vers un monde sans preuve, sans passé, sans mémoire, produit une forme de paranoïa diffuse qu’on peut rapprocher de l’univers de Philip K. Dick ou d’un Orwell postmoderne.
On retrouve ici une mécanique chère à Minier : la fragmentation. Le récit se déploie en strates disjointes, entre faux-semblants et récits en miroir. Un regret, cet excès de construction, cette démonstration narrative, sacrifie parfois l’épaisseur psychologique. Mais cette froideur n’est pas gratuite : elle mime le cœur même de ce que le roman interroge — un monde qui a troqué la chair contre la donnée, l’empathie contre le contrôle.

Un langage clinique pour un monde aseptisé
Le style de Minier, d’ordinaire fonctionnel, atteint ici une épure qui confine au glaçant. Froid, chirurgical, le texte semble écrit à la manière d’un rapport de dissection. Cette sécheresse stylistique évoque une distance émotionnelle trop grande avec les personnages. Mais la cohérence stylistique reste remarquable, car la forme épouse le fond : comment émouvoir dans un monde sans affects, peuplé d’individus rendus anonymes par la manipulation des traces ?
À ce titre, Les Effacées n’est pas un roman psychologique, mais un roman symptomatique. Il ne cherche pas à explorer l’intériorité de ses personnages, mais à diagnostiquer le trouble de leur époque. On pourrait dire que Minier écrit ici non depuis les personnages, mais depuis le monde qui les rend impossibles.

Une fable noire du présent
Ce que ce roman met en jeu, c’est une crainte largement partagée : celle de devenir, malgré soi, un être sans inscription. Ce n’est plus l’individu qui disparaît ; c’est sa consistance sociale. Une forme d’ »inexistence active », produite par la technologie, mais aussi par l’indifférence politique. En cela, Les Effacées n’est pas seulement un roman noir : c’est une dystopie douce, au cœur du réel.
Un bémol : la complexité de l’intrigue tourne un peu à l’opaque, mais le roman parvient à capter, dans sa forme même, l’angoisse de notre temps. Plus qu’un récit de disparitions, Les Effacées est un roman de l’évanouissement. Il interroge le fantasme d’un monde où l’on pourrait disparaître sans mourir, et où le plus grand danger ne serait plus la mort, mais l’oubli organisé.

- Les effacées, Bernard Minier, XO, 4 avril 2024, 418 pages, 154x224mm 22,90€