Carlo Masala La Guerre d’après : et si la Russie frappait Narva ?

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guerre russie Carlo Masala

L’exercice est maîtrisé, la provocation savamment dosée. Dans La Guerre d’après (Grasset, 2025), Carlo Masala, professeur à l’Université de la Bundeswehr à Munich et l’un des meilleurs connaisseurs des doctrines militaires russes contemporaines, propose bien davantage qu’une simple fiction d’anticipation. En mettant en scène une attaque russe contre l’Estonie en 2028, il offre à ses lecteurs une radiographie percutante des vulnérabilités européennes en réponse au retour des guerres interétatiques. Un scénario glaçant pour tester la résilience stratégique de l’Europe.

Narva, fracture symbolique et stratégique

Le décor choisi n’est pas anodin avec Narva, petite ville estonienne, frontalière de la Russie, peuplée en partie de russophones. Point de friction idéal pour une opération hybride, où Moscou jouerait des ambiguïtés identitaires pour justifier une intervention armée. En fond de tableau, une Europe hésitante, divisée, sous la menace permanente d’une escalade nucléaire qui paralyse toute décision commune.

Carlo Masala imagine un scénario où, après un conflit gelé en Ukraine, le Kremlin chercherait à tester les limites de l’OTAN. Une incursion rapide, limitée en apparence, mais qui poserait une question existentielle à l’Alliance atlantique : ses membres sont-ils réellement prêts à mourir pour défendre quelques kilomètres carrés d’un État balte ? Ou la peur de la guerre mondiale pousserait-elle à la résignation ?

Un war game géopolitique

L’auteur déroule avec une redoutable efficacité les différentes phases de son scénario : opérations de déstabilisation préalables (flux migratoires instrumentalisés, cyberattaques, sabotages), offensive éclair sur Narva, désinformation massive… et hésitations de Washington. Car tout l’enjeu est là : un éventuel désengagement américain ouvrirait un vide stratégique dont Moscou saurait immédiatement profiter.

On retrouve ici l’approche réaliste de Masala, héritier des doctrines de coercition stratégique : une Russie affaiblie sur le plan économique mais toujours capable de jouer des failles psychologiques de l’adversaire. Une Russie qui, selon lui, est désormais devenue une véritable « machine de guerre systémique », rodée par plus de deux décennies de conflits successifs (Tchétchénie, Géorgie, Crimée, Syrie, Ukraine).

carlo masala

Europe : l’heure de vérité

Derrière cette fiction, c’est bien l’Europe que Carlo Masala place devant ses responsabilités. Car au fond, La Guerre d’après n’est pas tant un livre sur la Russie que sur nous-mêmes. Sur notre aveuglement, nos divisions, notre dépendance militaire chronique vis-à-vis des États-Unis.

Dans l’univers de Masala, l’Europe de 2028 n’a toujours pas résolu ses déficits capacitaires. L’Allemagne reste hésitante, l’Italie réticente, l’Espagne en retrait. Seule une poignée de pays frontaliers (Pologne, pays baltes, Finlande) prennent au sérieux la menace de l’Est et bâtissent une défense crédible. Le reste du continent, englué dans des logiques post-historiques, hésite encore à faire advenir une véritable souveraineté stratégique européenne.

Un avertissement plus qu’une prophétie

Certains critiques objecteront que le scénario est outré, voire improbable. Mais là n’est pas l’enjeu de Masala. Il ne s’agit pas de prophétiser un déclenchement automatique de la guerre, mais de poser la question simple et brutale : sommes-nous prêts ? Car l’histoire russe est jalonnée de conflits extérieurs utilisés comme soupapes de régulation interne, et Moscou pourrait bien un jour calculer que l’heure est venue de tester la solidité psychologique de l’Occident.

À l’heure où les États-Unis s’interrogent sur leur rôle mondial, où les opinions publiques européennes s’endormiraient presque sur le front ukrainien, le war game de Carlo Masala vient rappeler qu’en matière stratégique, l’impossible peut parfois basculer dans le probable. LlEurope doit impérativement construire seule une véritable capacité de dissuasion et de défense collective sans une protection indéfinie du parapluie américain.

Comprendre la doctrine Masala

Carlo Masala : un stratège du réalisme européen

Professeur de relations internationales à l’Université de la Bundeswehr (Munich), Carlo Masala appartient à l’école réaliste de la pensée stratégique. À rebours des discours idéalistes ou normatifs sur les relations internationales, son analyse part d’un principe simple : la puissance reste le moteur central du système international, et la guerre demeure un instrument de la politique.

Les grands axes de sa réflexion sur la Russie :

  • L’économie de guerre permanente : La Russie post-Ukraine structure son économie, son industrie et son appareil politique autour de la préparation permanente à la guerre.
  • L’exploitation des zones grises : Moscou privilégie les opérations hybrides : cyberattaques, désinformation, instrumentalisation des minorités ethniques, manipulations migratoires.
  • Le test des lignes rouges occidentales : Poutine pourrait être tenté de provoquer l’OTAN sur ses points de friction les plus sensibles (pays baltes, couloir de Suwalki, Kaliningrad) pour sonder la volonté de riposte collective.
  • Le retrait possible des États-Unis : L’éloignement progressif des États-Unis du théâtre européen pourrait ouvrir une dangereuse fenêtre de vulnérabilité pour l’Union européenne.

La Guerre d’après. La Russie face à l’Occident, Carlo Masala, Grasset, juin 2025, 176 p., 17 €.

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Eudoxie Trofimenko
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