C’était une œuvre clinquante, hommage contemporain à la solitude de Vincent Van Gogh : une réplique de sa célèbre chaise, rendue scintillante par l’ajout de centaines de cristaux Swarovski. Installée dans un musée italien (dont le nom n’a pas été précisé dans les premiers articles), elle n’était pas destinée à l’usage, encore moins à la distraction. Pourtant, deux visiteurs ont voulu s’y asseoir, sans se soucier de l’écriteau « ne pas toucher », la réduisant en morceaux.
Le musée déplore un « geste irresponsable », les journaux parlent d’un « acte irrespectueux », mais ce fait divers anecdotique nous dit bien plus qu’il n’y paraît. Il témoigne d’un malaise croissant dans notre rapport à l’art et à l’espace public. Désormais, tout devient décor. Une œuvre n’est plus un lieu de contemplation, mais un fond pour Instagram. Le musée ? Une extension du flux. L’objet d’art, un accessoire temporaire de mise en scène.
La chaise en question renvoyait à l’une des icônes du post-impressionnisme. Chez Van Gogh, le meuble simple était empreint d’angoisse, de modestie, de solitude. Sa métamorphose en trône étincelant transformait cette humilité en objet de désir clinquant — mais appelait, peut-être volontairement, à cette ambivalence. Devait-on l’admirer ? La désirer ? Y poser un corps ? Ce flou artistique, hérité des esthétiques immersives et instagrammables, contribue à brouiller les limites entre œuvre et usage.
Le couple fautif — deux touristes — n’a pas été sanctionné, mais ce geste interroge. Non pas en termes de sanction pénale, mais de sensibilité collective. À quel moment avons-nous cessé de voir l’œuvre comme un sujet, pour n’y voir qu’un support ? Ce n’est pas ici l’ignorance qui frappe, mais une forme d’indifférence à l’aura, pour reprendre les mots de Walter Benjamin. Ce qui compte, c’est le cliché souvenir. Pas l’intention de l’artiste. Encore moins la matière de l’œuvre.
L’incident est aussi le symptôme d’une crise plus large du musée comme espace sacré. Jadis temple de la contemplation silencieuse, il devient lieu de passage, de consommation rapide, où le respect se mesure à la praticabilité. Peut-on s’asseoir ? Peut-on toucher ? Peut-on capturer l’instant ? Le reste est secondaire. Que l’objet soit une réplique ou un original n’y change plus rien : le musée est vécu comme un parc de loisirs.
Mais cette désacralisation de l’art n’est pas seulement affaire de comportement. Elle engage aussi la manière dont les institutions muséales pensent la médiation. À force de vouloir séduire à tout prix — par l’interactivité, le spectaculaire, l’esthétique TikTok — elles acceptent de voir leurs œuvres devenir des surfaces lisses, des décors à consommer. La pédagogie recule devant l’attractivité. L’interdit devient flou. L’œuvre devient selfie-compatible… et fragile.
En somme, ce geste malheureux n’est ni un fait divers ni un simple accident. C’est un révélateur. D’un glissement des valeurs culturelles. D’un brouillage entre sacré et profane. D’un moment de notre époque où l’art, pour survivre dans le tumulte des regards pressés, est sommé de briller — au risque de se briser.
