Culture figée, pluralisme trafiqué : la panne démocratique d’une administration hors sol

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Depuis la Libération, la France se rêve en grande nation culturelle, généreuse, universaliste, éclairée. La culture y serait ce que l’on partage, ce qui élève, ce qui forme des citoyens libres et critiques. Or ce rêve s’est brisé sur la réalité d’un système fermé, bureaucratique et clientéliste, où le ministère de la Culture — notamment la Direction générale des médias et des industries culturelles — mais aussi de nombreuses collectivités territoriales, subventionnent sans transparence, concentrent les moyens, privilégient des intérêts particuliers, marginalisent et étouffent les initiatives trop critiques ou véritablement indépendantes.
À l’heure d’une crise budgétaire sans précédent, de recompositions identitaires et sociales complexes, parfois conflictuelles, de la diffusion éclatée d’une information poreuse, d’une défiance accrue envers les élites politiques et administratives, et alors que les missiles recommencent à voler d’un bout à l’autre du globe, il devient urgent de repenser en profondeur le modèle culturel national avant que ne s’opère un divorce définitif entre le peuple de France et sa représentation républicaine.

Le 9 juillet 2025, l’Observatoire des politiques culturelles (OPC) a rendu publics les résultats de son Baromètre annuel des budgets culturels des collectivités territoriales. Le constat est sans appel : 49 % des collectivités françaises (régions, départements, communes, intercommunalités, métropoles) ont diminué leurs budgets culturels entre 2024 et 2025. Seules 22 % les ont augmentés. L’érosion est nette, transpartisane, multiforme. Comment en sommes-nous arrivés là ? A qui la faute ?

Dans le détail :

  • 65 % des départements ont baissé leur budget culture.
  • Les coupes atteignent jusqu’à 35 % dans le spectacle vivant36 % pour les festivals, et 42 % pour les aides aux associations.
  • L’éducation artistique et culturelle (EAC), pilier théorique du lien entre culture et citoyenneté, subit un recul de 31 % en moyenne.

Signe du climat ambiant : le Projet de Loi de Finances 2026 prévoit une baisse de 200 millions d’euros pour la mission Culture (-5,4 % par rapport à la LFI 2025). L’État comme les collectivités semblent entériner une tendance de fond : la culture n’est plus une priorité politique.

Mais de quelle crise parlons-nous, vraiment ?

Ce tableau budgétaire dramatique, bien qu’aggravé par le contexte économique, est avant tout le symptôme d’un renoncement stratégique : celui d’une vision ambitieuse et fédératrice de la culture comme bien commun.Il est le reflet d’un basculement profond : une perte progressive de sens, de légitimité et de désir autour de la culture comme bien commun. Alors que le doxa institutionnelle qui invoque l’excellence, l’émancipation ou l’accès, ne produit plus depuis des années d’adhésion collective sinon dans des cercles déjà convaincus, rien ne change. La conception actuelle de la culture et de son administration parle-t-elle encore à la société tout entière ou uniquement à ceux qui en maîtrisent déjà les codes ? A l’évidence, à un pourcentage de plus en plus restreint.

La promesse non tenue de l’émancipation par la culture

Depuis les années 2000, l’Éducation artistique et culturelle (EAC) a été promue comme la clef de voûte du lien entre école, art et citoyenneté. Sur le papier : un idéal, un formidable objectif. Dans les faits : une politique souvent normative, bureaucratique et hors-sol dans laquelle des parcours labellisés sont imposés, des formats rigides prescrits, et où l’expérimentation vivante est perçue comme déviante dès lors qu’elle ne coche pas les des thèmes, mots-clés et champs lexicaux imposés.

Exemple global par excellence : nous sommes beaucoup à constater l’écart croissant entre les pratiques culturelles réelles des jeunes (jeux vidéo, streaming, création numérique, rap, autofiction) et l’offre scolaire institutionnelle qui demeure parfois figée ou méprisante vis-à-vis des cultures populaires car incapable d’y faire face, de la réfléchir et de prendre des décisions fortes. D’où, une perte de confiance. Un sentiment de surplomb. Et parfois même, un basculement inverse : des jeunes se radicalisent et/ou rejettent le discours culturel public car ils s’y sentent niés.

Toujours pour les jeunes, comme pour les moins jeunes, autre exemple. Dans des bibliothèques, certains bibliothécaires refusent de mettre en rayon des ouvrages d’auteurs réputés de droite (Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, François-Xavier Bellamy ou Eugénie Bastié) ou des magazines comme Valeurs actuelles au nom d’un « devoir éthique » autoproclamé et unilatéralement imposé. Ces décisions antipluralistes alimentent alors chez certains lecteurs un sentiment de censure idéologique et contribuent, contre-productivement, à leur basculement vers des formes de convictions anti-système, voire de droite dure, au nom de la « vérité interdite ».

Dans différents centres culturels ou MJC, des ateliers de débat ou de création participative ont été annulés ou vidés de leur substance, non pas par censure gouvernementale, mais par autocensure militante : la peur d’« offenser », de « mal représenter », de « prendre la parole à la place de » a conduit à un assèchement de la parole, du débat et de la transmission, là même où l’on devait émanciper. Le résultat : du silence ou du malaise, là où il devait y avoir échange.

Les exemples sont pléthore. Et tous pointent dans une même direction : une culture publique qui, faute de réflexion critique sur elle-même et d’ouverture à tous, s’éloigne des publics qu’elle prétend servir et court le risque de devenir l’un des vecteurs non plus de l’émancipation mais de la fracturation.

Le pluralisme culturel en trompe-l’œil : clientélisme, baronnies et pressions politiques

En fait, derrière la façade d’un service public culturel neutre et universel se cache une réalité moins reluisante : une instrumentalisation politique des subventions et des projets culturels.

Que dire du morcellement institutionnel français, avec ses multiples échelons de pouvoir (communes, agglos, départements, régions), dont certains n’hésitent pas à subventionner prioritairement les associations qui leur sont politiquement proches afin de créer et soutenir de véritables relais culturels partisans souvent dissimulés sous des discours participatifs, culturels et artistiques ?

Que dire de la direction des médias au ministère de la Culture, qui, sous couvert de modernisation ou de rationalisation, a concentré l’essentiel de ses aides à la presse au profit d’une poignée de grands groupes privés capitalistiques en marginalisant ainsi de fait les éditeurs de presse associatifs, indépendants, voire engagés localement ?

Selon les chiffres du dernier rapport de la DGMIC, en 2024, près de 70 % des aides directes à la presse ont été attribuées à moins de 10 titres nationaux, tous détenus par de puissants groupes industriels ou bancaires. Le ministère de la Culture a distribué un total d’aides directes de 204,7 M€ en 2023. Les titres du groupe Le Monde de Xavier Niel et Matthieu Pigasse, les titres appartenant à LVMH comme les Echos et le Parisien, le Groupe Figaro, propriété de la famille Dassault, Libération détenu par Patrick Drahi (Altice) ont empoché environ 65% des subventions. Si on ajoute la Croix (Bayard presse) et l’Humanité, la presse détenue par Vincent Bolloré et le régional groupe Ouest-France (SIPA), on s’approche des 90% de subventions.

Moins d’un sixième de l’enveloppe globale va à (300 à 400) des 1330 autres publications de presse (355 publications sont reconnues IPG, 478 en 39bis et 509 en commission simple) qui sont reconnus par la Commission paritaire presse (CPPAP) pour leur respect de la réglementation et qui bénéficie donc d’une reconnaissance qualifiante. Certains, car les conditions d’attribution de la CPPAP relèvent d’un grand arbitraire n’importe-quoi.

C’est ainsi que la lettre que nous avons adressée dès 2021 au ministère de la Culture s’étonnait des incroyables fantaisies coupables dans l’attribution des qualifications des commissions paritaires, et donc des possibles subventions à la clé, en faveur de tel ou tel journal (voir au pied de cet article).

Par exemple, comment le site http://www.basketeurope.com qui ne traite uniquement que de matchs et du mercato dudit sport a pu être reconnu Service de presse d’information politique et générale (IPG) sachant que ce site en ligne ne délivre aucune information à résonance politique pas plus que générale, son activité étant précisément dédiée à une niche sportive, en l’occurrence le basket ?

Idem, http://www.lespotinsdangele.com un blog personnel qui affichait au jour de la lettre… 3 publications (en anglais), aucune mention légale, mais jouissait d’une IPG…

Idem, https://www.dossierfamilial.com « Dossier Familial, votre expert de confiance pour vos projets et vos démarches du quotidien. Dossier Familial informe ses lecteurs sur les actualités et les évènements liés à la vie quotidienne et aux moments clés de la vie du client. » On ne voit pas en quoi Dossier familial cocherait les cases réglementaires pour être reconnu IPG… Et pourtant…

En 39bis, nous avons notamment… https://www.auto-infos.fr « Le business automobile, vente et après-vente » http://www.porcmag.com « Porc mag aux côtés des éleveurs » https://www.tolerie-mag.com « Le magazine de l’industrie de la tôle, du tube et du profilé » http://www.referencecarrelage.com « Le magazine des professionnels de la filière carrelage ». https://www.edp-audio.fr « Le premier site d’information 100% dédiée à l’Audiologie » http://aleteia.org Un magazine catholique radical en anglais. À la une, un article éminemment politique : « 7 ways the saints can help you sleep better at night » https://www.rayon-boissons.com « Le magazine des boissons en grande distribution » https://www.entraid.com « Le magazine du tracteur et du machinisme agricole. » – que voilà de la belle nourriture pour la culture et la conscience critique des nos concitoyens !…

Nous avons listé dans la lettre (voir au pied de l’articles) des dizaines et dizaines de qualifications inappropriées qui démontrent un régime généralisé de préférence injustifiée au regard de la réglementation.

Ce système injuste et délétère des aides publiques à la presse est sévèrement critiqué depuis plusieurs années à travers nombre de rapports parlementaires, de hauts fonctionnaires remis à l’exécutif, de la Cour des comptes. Sont à chaque pointées l’opacité du système mis en place et géré par la Direction des Médias, son inefficacité, son absence de soutien à l’innovation et aux nouvelles formes et voix du pluralisme, la conservation éhontée de véritables rentes au profit de quelques copains bénéficiaires… Bienvenue dans l’Ancien Régime ! Malgré ces dizaines de rapports, rien ne bouge

–> Résultat : un sentiment de plus en plus largement partagé chez les Français d’un pluralisme politique artificiel, théâtralisé autour de quelques acteurs autorisés et promus par l’Etat. De fait, l’actuelle pluralité des médias officiellement définie par la Direction des médias est bien loin de traduire le pluralisme des opinions politiques, la teneur des convictions et la dynamique des contradictions des Français. C’est bien le problème, et on en voit déjà le résultat contre-productif. Le pluralisme n’existe conctèrement qui si on donne à la pluralité les conditions de s’exprimer, et réciproquement !

Pire, on peut légitimement redouter que, d’ici dix à quinze ans, l’ensemble des grands quotidiens institutionnels ait été racheté par un magnat américain ou un fonds d’investissement domicilié dans quelque paradis fiscal. Celui-ci concentrera alors le pouvoir médiatique ou, plus vraisemblablement encore, fera disparaître les titres acquis au profit économique de ses propres réseaux sociaux. Ces plateformes traiteront l’information diffusée non plus selon une grille de lecture universelle et critique, mais en fonction des biais auto-affectifs des internautes.

Or, le seul véritable garde-fou contre cet avenir obscur consisterait précisément à consolider un vaste tissu territorial d’éditeurs de presse (associatifs) de taille moyenne — des structures qui, par nature et par choix, résisteraient à un destructeur mouvement de rachat global et abonderaient un pluralisme démocratique diversifié, vivant et vivifiant. Au lieu de cela, le ministère de la Culture s’emploie à les faire disparaître.

Malraux défendait l’idée que la culture est un levier d’émancipation, de dignité et de grandeur pour la nation. Cette perspective de plus en plus rare se retrouve néanmoins chez plusieurs éditeurs de presse de taille moyenne qui placent la culture, la littérature, la pensée critique au cœur de leur projet politco-éditorial comme outil de liberté et de pluralisme. C’est le cas de notre magazine Unidivers qui nourrit une sensibilité politique indépendante, solidaire, écologiste et humaniste, avec un socle de valeurs qui prolonge celui du gaullisme de gauche : primauté de la culture, souveraineté intellectuelle, indépendance face aux pouvoirs économiques et technocratiques, démocratie vivante et pluralisme critique et bienveillant. Il est désormais évident que cette perspective ne plait guère à la Direction nationale des médias où une cercle de technocrates néolibéraux hors sol lui préfèrent les intérêts des grandes fortunes capitalistes. Aucun doute que Rachida Dati a été confirmée à ce ministère non pour ses compétences en matières de vision culturelle mais pour tenter d’en reprendre le contrôle. Mais le mal est profond.

Il ne s’agit pas ici de condamner l’administration dans son ensemble, mais précisément le ministère de la Culture — sachant que de nombreux élus, hauts fonctionnaires et acteurs publics en ont eux-mêmes et à de nombreuses reprises dénoncé les alarmantes dérives et pointer les dysfonctionnements graves, persistants et documentés. Une politique toxique qui révèle une vision de plus en plus courte et floue de l’administration culturelle et interroge les objectifs réellement poursuivis qui, en l’état, semble saper les fondements pluralistes et égalitaires de la démocratie républicaine française.

Dans ce cadre, il faut noter que faire valser 9 ministres en 15 ans – soit une moyenne de 20 mois de présence ! — n’est pas pour arranger l’affaire : le projet politique (de le ou la ministre) étant sans cesse dépassé par le contrôle factuel exercé par l’équipe administrative en place.

–> Résultat : une défiance grandissante des Français à l’égard des médias et leurs intentions de vote qui se portent de plus en plus aux extrêmes.

baromètre medias
Législatives 2024
Résultats du 2nd tour des Législatives 2024 (chiffres : ministère de l’Intérieur)
barometre vote politique france
Baromètre politique Ipsos bva-CESI École d’Ingénieurs pour La Tribune Dimanche juillet 2025

–> Que faire ? Les solutions sont bien sûr à élaborer tous ensemble, responsables politiques, administratifs, élus, électeurs et éditeurs de presse, y compris non-parisiens (si si , ils existent, et sont même nombreux). Mais ce qui est sûr est qu’il est urgent de retirer le portefeuille d’aides à la presse au ministère de la Culture ou de repenser complètement sa gestion pour mettre fin à un système dévoyé de privilèges qui conduit à un rejet grandissant de l’information chapeautée par l’institution, quand bien même elle serait structurée et critique.

Le modèle de la culture « à la française » : un écosystème clos sur lui-même et une hypocrisie structurelle

La culture officielle en France, c’est de plus en plus un écosystème global fermé composé d’écosystèmes locaux eux-mêmes verrouillés. Un système qui a lentement mais sûrement dérivé vers le copinage, l’entrisme, une économie circulaire peu perméable, où l’ensemble des acteurs (institutions, réseaux, experts) reste largement aligné sur une doxa héritée des années 1980, de l’ère Lang-Mitterrand, qui n’a pas su ni voulu se renouveler et s’est enfermé dans un mode de gestion vertical d’Ancien régime.

Résultat : une répétition des mêmes schémas esthétiques et idéologiques, des discours figés, des narrations usées, un oubli progressif de la pluralité réelle de la société française, de ses imaginaires, de sa jeunesse bigarrée, vive, numérique, intuitive, hors cadre. Loin d’un conservatoire du passé, la culture devrait être un miroir éclaté du présent.

Car un autre tabou traverse silencieusement le monde culturel français : sa composition sociale et raciale ultra-homogène. Les postes de direction dans les grandes institutions (théâtres nationaux, opéras, musées, écoles supérieures, agences publiques) sont occupés très majoritairement par des hommes blancs, issus des classes supérieures. Quelques femmes blanches occupent des postes de responsabilité. Quant aux personnes issues de la diversité — immigrations postcoloniales, Outre-mer, asiatiques, milieux populaires — elles sont quasiment absentes des sphères de gouvernance.

Et pourtant, ce sont ces mêmes institutions qui, sur scène, dans leurs discours publics, leurs projets de communication ou leurs appels à projets, se posent en championnes de l’inclusion, de la diversité, de la lutte contre les discriminations. Il y a là une hypocrisie française profonde : on parle de la défense des immigrés, au nom des immigrés, sans eux ; on parle de la promotion des cultures populaires au nom du petit peuple de France, mais en le dénaturant. On programme la diversité comme thème, mais jamais comme objectif concret.

Cet écart entre l’affichage et la structure réelle du pouvoir culturel alimente un ressentiment diffus mais croissant : sentiment d’exclusion, désaffiliation, perte de confiance aussi bien de jeunes issus de l’immigration que de jeunes originaires de la France populaire. La gestion institutionnelle du fait culturel en France fragilise la légitimité même du service public culturel. Incompréhensible.

Refaire culture commune : un chantier de reconquête démocratique

Il ne s’agit pas de jeter la culture publique avec l’eau du soupçon. Il s’agit de la réinventer radicalement, de l’ouvrir, de la déranger.

Cela suppose :

  • un pluralisme réel et assumé, y compris dans les expositions et théâtre officiels, les bibliothèques, les subventions et les commandes publiques ;
  • une transparence totale dans le traitement des aides culturelles (à qui, pour quoi, selon quels critères ?) et une double ou triple vérification afin de faire la chasse au favoritisme et à l’inégalité de traitement pratiqués par certains fonctionnaires ;
  • un décloisonnement des pratiques et des esthétiques qui ne hiérarchise plus de manière implicite entre culture « légitime » et culture « non-légitime » ;
  • une décentration politique afin que la culture ne soit plus l’apanage d’un camp, mais le terrain commun d’un peuple en débat.

Pour une culture de la dissidence partagée non de l’entre-soi conforté

La culture ne doit pas conforter ceux qui détiennent déjà les codes : elle doit inquiéter, convoquer, déplacer, y compris ceux qui la promeuvent.

Mais dans les faits, y compris les thématiques les plus radicales — identités, colonialisme, sexualités, écologie, déconstruction — sont souvent abordées dans les lieux culturels (notamment les théâtres) à travers des constructions codifiées, intellectualisées, ritualisées, qui rassurent leur public cible. On joue la subversion, mais dans un cadre esthétique attendu, voire embourgeoisé, balisé, quasi inoffensif.

C’est une transgression sans risque, un langage qui tourne en boucle dans le même milieu, pour les mêmes spectateurs, avec la même grammaire critique. Et ce faisant, on en vient à exclure d’autres formes de radicalité, d’autres sensibilités politiques ou culturelles, jugées trop brutales, trop populaires, trop déviantes — alors même que la culture devrait précisément être le lieu du conflit symbolique, du choc des mondes, de la coexistence inconfortable.

À cette domestication du radical s’ajoute une autre forme d’angle mort : l’invisibilisation de la question spirituelle et du fait religieux dans la culture institutionnelle française. Les enjeux religieux — qu’ils soient d’ordre personnel, sociologique ou géopolitique — traversent profondément la société française et le monde et intéressent une large partie de la population (28% des Français croient en Dieu tel qu’il est décrit dans la Bible, le Coran ou la Torah, 19% croient dans une Puissance supérieure, 37% ne croient ni en l’Un ni en l’Autre, 16% ne se prononcent pas). Pourtant, ces enjeux sont largement tenus à l’écart des programmations culturelles et éducatives, comme si la laïcité à la Française signifiait évitement ou tabou.

Ce refoulement a duré plusieurs décennies. En particulier des années 1950 aux années 1980, une partie de l’administration, de l’Université et de certains secteurs intellectuels français a été influencée par une forme de matérialisme athée d’inspiration « diamat », c’est-à-dire une conception héritée du marxisme soviétique selon laquelle les phénomènes religieux ne seraient que des survivances archaïques destinées à s’éteindre. Cette vision, très présente dans les sciences humaines d’alors, a contribué à dévaloriser l’objet religieux, à le tenir pour sociologiquement secondaire, culturellement dépassé ou politiquement suspect. Or, l’essor du pluralisme religieux, l’arrivée de nouvelles migrations et la vitalité spirituelle des jeunes générations ont brutalement démenti cette grille de lecture. Le choc actuel autour de la laïcité vient aussi de là : d’une difficulté à reconnaître que le religieux n’a jamais disparu, et qu’une partie de l’appareil d’État comme du champ académique n’était plus préparée à penser sereinement sa présence dans l’espace public.

Plus largement, un décalage s’installe entre les dynamiques réelles de la société et les représentations figées proposées par les institutions. Il suffit de regarder les cours de lycée, les universités, les milieux artistiques émergents, pour constater une mixité sociale et raciale bien plus forte que celle que l’on retrouve dans les rangs de l’administration, des grandes structures culturelles ou des organes de décision publique. Cette France jeune, métissée, inventive, ouverte à des formes de culture, d’engagements, d’actions politiques et de spiritualité nouvelles ou recomposées, peine à se reconnaître dans des institutions qui lui parlent de diversité sans l’incarner réellement, que ce soit sur scène, dans les médias, les partis politiques, les conseils d’administration ou les grilles de recrutement. Le fossé entre l’énergie réelle du pays et la lenteur conformiste de ses élites culturelles ne cesse de se creuser.

Aussi la crise que nous traversons n’est-elle pas seulement budgétaire. Elle est politique et anthropologique. Voulons-nous une culture qui enseigne ou une culture qui débat ? Une culture qui reproduit ou une culture qui libère ? Une culture idéologique ou un culture démocratique ? Une culture de cour ou une culture du commun ?

C’est cette question, centrale, qui devrait être, et depuis longtemps, au cœur des choix publics. Sinon, la culture institutionnelle continuera de mourir en France — non d’asphyxie budgétaire, mais de désamour démocratique.

Quel choix en période de restriction budgétaire ?

En période de restriction budgétaire, les collectivités locales ont tendance à réduire les subventions accordées aux petites associations culturelles (et sportives) de quartier afin de préserver la tenue — et souvent l’image — des grands établissements labellisés. Ce choix, apparemment rationnel, obéit à une logique de prestige et de conservation de l’existant. Mais est-ce vraiment un bon calcul à moyen terme ?

Car en sacrifiant les lieux de création décentralisés, les structures de proximité, les initiatives associatives ancrées dans le tissu local où se trouve une vraie participation citoyenne et civique, c’est l’accès même à la nourriture culturelle pour une large part de la population qui est mis en péril. Le risque est de glisser insensiblement vers une société où la vie culturelle aidée — c’est-à-dire financée, visible, institutionnalisée — serait réservée à une minorité fermée sur elle-même, dotée du capital culturel adéquat, convaincue de son bon goût et persuadée d’incarner la norme universelle…

Ce scénario n’est pas une fiction. Il est déjà en germe dans bien des territoires, notamment la Région Pays de la Loire : les grandes scènes urbaines continuent d’être subventionnées tandis que les centres culturels de quartier, les festivals indépendants, les ateliers intergénérationnels, les petites associations locales ou les tiers-lieux ferment les uns après les autres, privés de moyens. Et pourtant, c’est là, dans cette microculture du quotidien que se cultive le liant social et s’inventent des formes audacieuses, ouvertes, vivantes. Préserver uniquement le sommet de la pyramide culturelle tout en sabrant sa base, c’est menacer l’ensemble de l’édifice. Et, ce faisant, creuser le fossé entre la culture « offerte » et les aspirations culturelles réelles des citoyens.

Une société où l’on cloisonne les espaces du savoir, de la création et du dialogue critique est une société qui s’achemine vers la dislocation de son contrat symbolique.

Une des clefs : un désarrimage partiel et réfléchi entre culture et politique

Pour les regrettés De Gaulle et Malraux, la culture, l’éducation et la pensée critique constituaient des piliers de la souveraineté nationale et de la dignité collective. Aussi, depuis soixante ans, la politique culturelle française s’est-elle définie par son adossement étroit à l’État et aux collectivités publiques. Cela a permis des avancées considérables : démocratisation de l’accès, reconnaissance des artistes, aménagement du territoire, soutien à la création. Mais aujourd’hui, ce lien est devenu ambivalent.

Le pouvoir politique, en concentrant la culture dans ses mains, a accaparé sa direction symbolique, son financement, et parfois même sa parole. À force de chercher à « piloter » la culture, il en a figé les formes, les récits et les légitimités. il l’a parfois, et de plus en plus souvent, utilisée comme levier de distinction partisane, d’affichage progressiste et de clientélisme territorial, au détriment de son souffle propre.

Sans doute est-il temps de reconsidérer ce lien. Sans rompre le soutien public — qui reste indispensable — il faudrait imaginer un « désarrimage partiel » entre culture, administration et pouvoir politiques, afin de :

  • redonner de l’autonomie aux artistes et aux structures par rapport aux agendas institutionnels ;
  • permettre aux formes alternatives, communautaires, vernaculaires, dissidentes, de coexister avec les esthétiques établies ;
  • ouvrir l’espace culturel à un pluralisme réel, y compris politique, sans soupçon ni récupération ;
    donc, retirer le portefeuille d’aides à la presse au ministère de la Culture afin de restaurer une expression médiatique pluraliste réelle, vivante et vivifiante, malgré et grâce à toute ses contradictions – une vraie culture du compromis intelligent et critique !

Ce désarrimage pourrait aussi s’inspirer de modèles étrangers. Au Québec, en Suisse ou en Espagne (qui aura réalisé depuis l’an 2000 une exceptionnelle mise à jour inclusive de son logiciel culturel, médiatique et sociétal), certaines politiques culturelles intègrent des formes participatives plus directes, une décentralisation réelle des choix artistiques et une évaluation citoyenne des institutions. Pourquoi ne pas mettre en place en France des comités citoyens intégrés à la gouvernance des établissements culturels ? Ou encore un revenu culturel d’autonomie pour les jeunes artistes indépendants qui permettrait à une nouvelle génération de créer hors des logiques de subvention conditionnée ou de validation institutionnelle ?

Ces pistes de transformation promettent de recueillir l’assentiment verbal d’une large part des 600 000 élus locaux et nationaux qui administrent le pays, mais hélas ! pas leur engagement réel. En France, on cultive l’art de l’immobilisme avec ferveur — même quand tout s’écroule autour de nous.

Au demeurant, la culture ne peut jouer son rôle dans la démocratie que si elle cesse d’être l’organe symbolique de tel ou tel camp et intérêt. Elle doit redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un territoire en friction, en friction féconde, où peuvent cohabiter la mémoire et la rage, la douceur et la critique, l’expérimentation et l’héritage.

Au demeurant, nous avons pu l’observer avec les régimes totalitaires, la culture, les arts et l’information critique ne meurent jamais tout à fait. La culture se retire, se refonde ailleurs, dans les marges, dans les silences, dans les foyers inattendus. Encore faut-il que le ministère de la Culture ne cesse de contrecarrer ses germinations, ses renouvellements, ses épanouissements. 

*

Comme tant d’autres, le magazine associatif labellisé ESS Unidivers a sollicité de nombreuses fois en 14 ans les fonds d’aide aux médias du ministère de la Culture (Direction des média et DRAC Bretagne), des démarches qui se sont constamment soldées par des refus ou, simplement, des absences de réponse.

I. Une demande réitérée depuis 2011

Depuis 2011, le magazine associatif labellisé ESS Unidivers a déposé de nombreuses demandes d’aides à la presse auprès de la Direction des Médias du ministère de la Culture ainsi que de la DRAC Bretagne. Toutes ces démarches se sont soldées par des refus ou des absences de réponse.

Une première aide nous fut officiellement accordée en 2013. Pourtant, elle ne nous a jamais été versée. Après avoir reçu un courrier au nom d’Aurélie Filippetti nous informant d’une subvention de fonctionnement de 6000 euros, nous avons procédé à l’achat d’ordinateurs de bureau avant de recevoir quelques jours plus tard une lettre signée de Laurence Franceschini nous informant qu’elle ne croyait pas dans la pérennité économique de notre magazine et qu’elle nous retirait l’aide que nous avait accordée la ministre ! Une triste démonstration de qui dirige au ministère de la Culture. Depuis ce scandaleux précédent, un marasme.

Plus de deux ans après, bis repetita, nous adressons une nouvelle demande d’aide au titre du Fonds à la presse et échangé de nombreuses fois par courriels et appels téléphoniques avec le ministère à propos de notre dossier. Au bout de trois ans, nous n’avons jamais réussi à obtenir aucune réponse, jamais reçu aucune lettre favorable ou défavorable.

II. Une chronologie d’acharnement administratif

  • Janvier 2020 – Contact téléphonique avec la DRAC Bretagne. Une agente (qui ne se présente pas) nous invite à refaire une demande et attendre juillet pour la réponse.
  • Juillet 2020 – Aucune réponse.
  • Septembre 2020 – Refus de subvention.
  • Novembre 2020 – Le conseil d’administration d’Unidivers décide d’envoyer une plainte officielle à Mme Roselyne Bachelot, ministre de la Culture.
  • Janvier 2021 – Courrier recommandé et envoi mail doublé à la DRAC et au ministère. Aucune réponse.
  • 23 mars 2021 – Saisie du cabinet du Premier ministre Jean Castex. Ce dernier nous assure de son soutien, transmet notre courrier au ministère avec note interministérielle.
  • 30 juin 2021 – Toujours aucune réponse du ministère ou de la DRAC. Silence radio.

III. Une impasse institutionnelle révélatrice

  • 6 décembre 2022 – Pour faire suite à l’intervention du député Mickaël Bouloux, la directrice de la DRAC, Isabelle Chardonnier, consent enfin à nous recevoir. Elle nous informe toutefois qu’elle ne peut rien faire, notre dossier relevant du national.
  • Février 2023 – Nouvelle saisine du cabinet de la Première ministre, Élisabeth Borne, qui nous assure encore une fois de son soutien.

IV. Des refus répétés jusqu’à l’absurde

  • Juillet 2023 – Rejet de notre demande d’aide au fonds de proximité par la DRAC Bretagne, sans explication.
  • Mars 2024 – Réunion en visio avec la Direction des Médias, qui affirme ne pouvoir être tenue responsable des décisions précédentes. Elle reconnaît la qualité d’Unidivers mais renvoie… à la DRAC Bretagne.
  • Juillet 2024 – Nouveau rejet de la DRAC, toujours sans justification.
  • Août 2025 – Nouveau refus, cette fois avec un motif fallacieux, quasiment moqueur : « aucune information sur les activités menées, les projets, l’ancrage territorial ou la participation des habitants », alors que notre site et notre dossier les détaillent.

V. Une logique d’exclusion assumée

Bref, il aura fallu l‘intervention de Mickaël Bouloux, député d’Ille-et-Vilaine, excédé par le comportement du ministère de la Culture à notre égard pour que nos multiples demandes de rendez-vous à la DRAC Bretagne aboutisse enfin en… 2024. Pour, évidemment, n’aboutir à rien, car la chef de poste locale, Isabelle Chardonnier, s’est défaussée sur l’échelon national ; et les l’équipe nationale de la Direction des Médias nous a expliqué ensuite sans sourciller n’être « pas responsable des erreurs des équipes précédentes » (et le principe de continuité de l’État ?!…), et, bien sûr, nous a proposé de nous renvoyer vers… l’échelon local, la DRAC Bretagne. Chacun ne fait rien, sauf vous enfermer dans une boucle stérile.

La Direction des médias se comporte ainsi comme une administration française d’ancien régime repensée par Kafka et Ubu… Quant à nos trois demandes auprès de la DRAC, elles ont été systématiquement refusées alors que nos dossiers de présentation, nos comptes comme notre unique site internet gratuit et complètement transparent présentent très lisiblement nos activités, projet et ancrage local.

VI. Une politique culturelle partiale et toxique

Comment interpréter un tel comportement ? Alors même que les collectivités locales louent notre travail, tout se passe comme si une doctrine implicite d’exclusion se déploie : réserver la quasi-totalité des aides à la presse à des grands groupes capitalistiques et empêcher une presse associative démocratique et pluraliste de grandir.

L’engagement d’Unidivers.fr repose pourtant sur une vision sans ambiguité, la devise même de l’Europe : « Unidivers, l’Unité dans la diversité, une culture intelligente grand public ». Un projet culturel ouvert qui participe à la construction d’une France et d’une Europe humanistes, démocratiques, bienveillantes, solidaires, dynamiques, fortes, prospectives.

VII. Une lettre restée sans réponse

Notre lettre adressée à la ministre Roselyne Bachelot en janvier 2021, puis renvoyée à quatre reprises en recommandé jusqu’à fin 2022, est restée lettre morte. Aucune réponse. Pas la moindre fin de non-recevoir de quelques lignes. Un mépris d’une administration malappris imbue d’un pouvoir absolu.

Le cabinet du Premier ministre, à l’époque Jean Castex puis Elisabeth Borne, que nous avons saisi nous a assuré, par deux fois et par oral et par écrit, de son soutien, mais n’a pas réussi ni à comprendre les raisons du silence du ministère de la Culture ni à le faire fléchir.

Il semble donc que les administrateurs du ministère de la Culture n’en font qu’à leur tête sans se soucier de la tutelle de leur ministre ni du gouvernement ni des nombreuses réclamations et critiques de parlementaires, fonctionnaires et acteurs culturels.

Ce cas est un symptôme. Il révèle ce que des centaines et centaines de structures culturelles et médiatiques vivent en silence. Une République qui promeut le pluralisme dans ses discours mais asphyxie ceux qui s’emploie à l’incarner réellement et à dessiner des futurs enviables pour toutes et tous.

Il est encore temps d’agir, collectivement, pour que l’administration de la Culture institutionnelle retrouve sa vocation républicaine : servir l’en-commun non l’entre-soi. Il est encore temps d’enrayer ce déclin de la culture institutionnelle en France si tous les acteurs concernés par le présent et le futur démocratiques de la République trouvent le courage d’agir. C’est le sens de la présente tribune.

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.