Dans Les Monuments de Paris se dresse le portrait de Denis Huisman « le flamboyant »

les monuments de paris violaine huisman

L’autrice Violaine Huisman raconte son père, Denis Huisman, dans Les Monuments de Paris, publié aux éditions Gallimard en janvier 2024. Après avoir parcouru la vie de sa mère dans une autofiction écrite en 2018, la généalogie littéraire se poursuit avec ce nouveau roman où la plume de la fille écrit l’histoire du père, et une enquête familiale autour de la figure du grand-père, Georges Huisman.

En 1963, battant les pavés de Paris avec mon maigre salaire de professeur, par ailleurs banni d’Alger, je dus mon salut à un homme qui venait de créer, à Paris, L’École Française des Attachés de presse, où j’enseignai quelque temps. C’est ainsi que j’ai rencontré Denis Huisman dans son bureau et son école l’E.F.A.P., rue Monsieur-le-Prince – excusez du peu. Une école prestigieuse d’où sont sortis quantité d’attachés de presse et de journalistes de grand renom, et l’on en saura davantage sur cette démarche innovante en lisant l’ouvrage en forme de bilan publié par Denis Huisman : La Rage de communiquer – Entretien avec Pierre Boncenne (éditions François Bourin, 2006). Tant d’années après, voilà que nous découvrons ou redécouvrons enfin cet homme entreprenant et « flamboyant » – comme le qualifia Roger-Paul Droit, dans Le Monde – grâce à sa fille Violaine qui, après nous avoir donné l’émouvant portrait de sa mère dans son récit Fugitive parce que reine (Gallimard, 2018) – une autofiction des plus abouties –, nous offre cette année celui, tout autant émouvant, de son père, disparu en 2021, et aussi de son illustre grand-père Georges Huisman, dressant son arbre généalogique pour lequel elle trouve ce titre insolite de Monuments de Paris.

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Ce beau livre est un tombeau, au sens artistique que l’on a pu donner aux hommages post-mortem, tel le Tombeau de Couperin, partition de Ravel, ou le Tombeau d’Edgar Poe, sonnet de Mallarmé. Un récit construit comme un cénotaphe alors que le livre s’ouvre sur l’image du père grabataire aux derniers moments de sa vie, l’exalte dans son existence tumultueuse et ses drames, et dans sa « flamboyance », ses combats et ses gloires, pour s’achever sur un chant d’amour :

« Je t’aime tellement. Fais bon voyage, mon papa adoré. Je t’aime. Je t’aime à la folie. Je te guetterai toujours, ici et là-bas. »

On pense alors à la fameuse phrase de Malraux : « Le tombeau des héros est le cœur des vivants. » Violaine Huisman trempe ici sa plume dans sa grande sensibilité, une affectivité exacerbée. Et nous la suivons tout au long de ces pages et découvrons quel fut cet homme, et quelle était sa famille, sa lignée.

Au départ est l’Élysée, oui, le palais présidentiel où l’enfant Denis avait sa chambre avec une vue imprenable sur les jardins sur lesquels, écrit sa fille, « tu jouais à faire voler des avions en papier depuis les grandes fenêtres », car son père Georges, le grand-père donc de Violaine, était secrétaire général de la présidence sous le président Paul Doumer, de 1931 à 1932, puis haut fonctionnaire jusqu’à ce que les lois de Vichy le révoquent, en 1940, le poussant à l’exode, à la fuite, à l’incarcération avec la mort promise dont le sauva son ami et camarade de tranchées en 14-18, Roland Dorgelès, avec tout son prestige d’auteur des Croix de bois, l’un des plus grands récits de guerre du XXe siècle. Il restera de Georges Huisman, et c’est peut-être son plus beau titre de gloire, qu’il fut, aux côtés de Jean Zay, alors ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-arts, le créateur du Festival de Cannes en 1939, dont il présida, après la tourmente, le jury de 1946 à 1950.

Son fils héritera de son père l’esprit d’entreprise et un certain panache. Devenu philosophe et universitaire, Denis Huisman est dans toutes les mémoires des étudiants grâce à son Manuel de la philosophie (1956), co-écrit avec André Vergez, et constamment réédité, avec au total plus de 5 millions d’exemplaires vendus. Lorsque Violaine entre en classe de philo, quarante ans après, c’est tout naturellement l’ouvrage de son père qui lui sera recommandé par son professeur dans ce prestigieux lycée parisien.

Mais que nous en dit sa fille en sa voix d’écrivaine ? Elle, qui vit à New York, est rentrée précipitamment, en 2020, et nous la découvrons, aux premières pages, au chevet de son père, « un pauvre vieillard cacochyme », et cette image qui contraste tellement avec celle de l’homme tourbillonnant qu’il fut, déclenche ce récit qui relève moins de l’autofiction comme le précédent, et doit tout au témoignage. Elle semble ici raconter à son père, mourant, sa propre histoire et celle de son père ; et nous découvrons avec elle toute une époque et une vie qui, forcément, prend sous sa plume une couleur héroïque. Et l’on entend le père, dont la voix fut tonitruante et professorale – « où que tu sois, note-t-elle, tu donnes un cours magistral, y compris en tête à tête avec ton agonie ». Et le père mourra le 2 février 2021. Mais au cœur du récit, affectant ses grands-parents et leur jeune fils Denis (né en 1929), se trouve le régime de Vichy et ses lois discriminatoires : « Tu avais eu le malheur d’être un petit garçon juif en 1940 », note sa fille. Ah oui, quelle surprise pour ce garçon de 11 ans qui découvre, à Marseille où la famille s’est réfugiée, ce curieux statut dont il était totalement ignorant :

« À Marseille, le proviseur du lycée Thiers t’a convoqué un jour pour te demander : Huissemane, dis-moi, tu es bien de nationalité juive ? Ah non, monsieur le proviseur, non, je suis français. Juif n’est pas une nationalité, une religion, une confession, une culture à la limite – une race, d’aucuns diraient –, mais pas une nationalité. Bon Huissemane, ne te paie pas ma tête, tu joues sur les mots, tu es juif oui ou merde ? Si vous le dites, monsieur le proviseur, si vous le dites. »

On pense, certes, à Georges Perec qui, de même, se découvre juif à son insu et subit la terrible discrimination qui sera, ensuite, au centre de son œuvre (cf. W ou le souvenir d’enfance), lui qui dit – et Violaine aime à le citer – qu’il ne sait pas ce que cela veut dire, « ce que ça me fait d’être juif », en livrant après coup cette réflexion :

« Être juif est une évidence, mais une évidence médiocre. Ce serait plutôt une absence, une inquiétude : une certitude inquiète derrière laquelle se profile une autre certitude, abstraite, lourde, insupportable : celle d’avoir été désigné comme juif ».

Telle est cette stigmatisation qui va peser sa vie durant sur Denis Huisman – patronyme d’origine flamande et qui doit se prononcer, le père y insiste, comme « maman » –, et la fille nous livrera la scène la plus émouvante des souvenirs recueillis dans ce livre, qui les voit tous deux regarder le film de Louis Malle, Au revoir les enfants. Ce que montre ce film, cet enfant caché sous un faux nom dans ce pensionnat, inquiet et tellement tourmenté qu’il fait pipi au lit, c’est ce que Denis, au même âge a vécu, et Violaine nous donne alors ce passage magistral :

« Au moment où le petit garçon, catholique, baisse son pantalon pour montrer son sexe aux officiers allemands, je t’ai entendu étouffer un sanglot. Tu t’es mis à pleurer de façon incontrôlable, ton corps entier secoué de spasmes. Je t’ai regardé, effarée, je me suis mise à sangloter aussi, sans comprendre pourquoi, tu m’as pris la main, tu l’as tenue très fort tout au long de la séance… »

Ce traumatisme a conditionné toute l’existence de Denis Huisman, avec cette attitude dispendieuse et folle, remplissant le frigo de sa fille, achetant des gâteaux et sucreries au-delà de toute décence, jetant l’argent par les fenêtres, brûlant sa vie, comme si tout ce beau monde, ses fastes, ses séductions, n’avaient aucune importance pour un homme qui se sentait, probablement, depuis l’adolescence, un proscrit, au mieux un rescapé, un survivant. Ayant ce sentiment en partage avec d’autres illustres écrivains qui furent enfants cachés et/ou discriminés, Perec ou Doubrovsky, Romain Gary ou Albert Cohen, et, certes, Jean-Claude Grumberg qui nous a donné récemment le bouleversant récit de La plus précieuse des marchandises (Le Seuil, 2019). Est-ce pour dignifier cette part de la société française – celle-là même qu’on a pu qualifier de « sel de la terre » –, lui redonner sa place à l’heure où, si l’on en croit les statistiques, l’antisémitisme avance à pas de géant dans notre société, toujours est-il que, ayant à cœur de tracer un tableau de famille, des siens, père, mère, grands-parents et au-delà – l’arrière-grand-père Hartog, ce Flamand qui avait bien du mal avec la langue française –, tous rattachés au judaïsme (pour lointain qu’il soit) et à sa persécution, Violaine Huisman a choisi ce titre étonnant. Qui mieux que son père pour dresser la cartographie de la capitale, sa ville, son univers ? Oui, ces Huisman, au demeurant tous dignifiés par la Légion d’honneur (père et grand-père Commandeurs), sont monumentaux. Et puisqu’une plaque est apposée au cinéma de Cannes célébrant Georges Huisman créateur du « Festival de Cannes », sa petite-fille tient à rappeler sa vie héroïque et son œuvre. Au demeurant, et c’est là, en fait, l’explication première de ce titre, Georges Huisman est l’auteur d’un ouvrage intitulé précisément : Pour comprendre les monuments de Paris (Hachette, 1925).

Il reste qu’au-delà de ces pages d’histoire qu’il est bon de rappeler à la mémoire des lecteurs, ce beau livre vaut surtout par le ton de la mémorialiste, écorchée vive de la douleur d’être orpheline, et cette lettre d’amour au père, après sa mort, si immensément présent, « tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change » (Mallarmé, Tombeau d’Edgar Poe) :

« Le visage de mon père ne s’est pas illuminé en me voyant pénétrer dans sa chambre. Ses yeux étaient mi-clos. Il respirait difficilement. Je me suis assise sur un tabouret à côté de son lit. J’ai pris sa main dans la mienne. Sa main lâche et décharnée. Je l’ai vu s’étouffer lentement. Il aspirait péniblement des filets d’air entre ses lèvres serrées, ses mâchoires édentées. Une lumière ocre de fin d’après-midi s’étoilait jusqu’à nous depuis les rideaux tirés. J’ai lissé son front d’une caresse rassurante, j’ai lissé ses cheveux blancs, j’ai embrassé sa tempe, sa joue. Je t’aime papa chéri, j’ai chuchoté dans sa nuque en mouillant son oreiller. »

Violaine Huisman nous donne ici, en même temps qu’un parcours historique et une réflexion sur notre société, un témoignage bouleversant sur cet homme qui fut exceptionnel, et avant tout parce qu’il fut son père.

Les Monuments de Paris, Violaine Huisman. Éditions Gallimard. 282 pages. 19€. Parution : 4 janvier 2024. Feuilleter.

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. Oui, certains hommes sont des monuments, plus indestructibles que les autres. On comprend, à sa réaction, le bouleversant amour que cette femme porte à un tel père. Et alors qu’être juif est devenu stigmatisant, on ne peut que s’interroger, avec la plus noire inquiétude, sur cette humanité qui semble avoir sombré dans un abîme sans fond.

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